mercredi 22 juillet 2009

Le massif


22 juillet
Il y a dans les jardins ce que l’on nomme, à l’instar de ce qui existe en géographie physique, des « massifs ». Et il y a surtout, ici, « LE massif du talus ». Si je devais définir « massif », je serais toutefois bien embarrassée. On trouve là-dedans des végétaux, c’est indéniable, c’est-à-dire beaucoup d’herbes dites « mauvaises », (j’ignore pourquoi elles sont jugées si méchantes), et des vestiges de végétaux de la saison passée. Je les passe en revue : de nombreuses variétés (ici règne la fréquentation compulsive des pépiniéristes) de géraniums vivaces (ici règne l’agenda 21) à la fois échevelés et touffus (ici règne l’oxymore), terminés par leurs graines en forme, dit-on, de becs de cigognes (ici règne la philologie), campanules attardées qui ont l’air de rescapées d’un cataclysme, hémérocalles jaunissantes et fatiguées, rosiers qui « font des gourmands » (ça, ce n’est pas bien du tout pour eux), touffes de pivoines anciennement magnifiques (ah ! si vous étiez venus au mois de juin !), des centaurées tenaces montant désespérément en graine, des nigelles aux semences craquant délicieusement sous les dents pointues du devant (nommées « canines » et non « félines », horresco referens). J’en oublie et des meilleures : la ridicule cimicifuga qui ne fait rien fuir du tout malgré son air d’adolescente difficile, la gentille hysope dont le bleu digne de Monsieur Nicolas Poussin réjouit mes yeux et mon érudition, la corbeille d’argent (on ne le croirait pas, mais c’est un jardin de curé, comprenne qui pourra), une graminée appelée familièrement « chiendent de parade », une herbe très envahissante appelée savamment « les bernard » (du prénom d’un aimable monsieur qui en donna un tout petit bout, comme s’il s’agissait d’une rareté digne du Jardin du Roi, de sorte que dans plusieurs cantons on en est à se demander comment stopper sa prolifération), une autre nommée macabrement « les cimetière ». Celle-ci a été baptisée en raison d’une obscure localisation contingente observée naguère ; en réalité, c’est du sedum de la variété Herbstfreude, la joie de l’automne. J’observe au passage qu’en automne (saison des surveillances d’examen où le nombre des surveillants excède largement celui des surveillés), on se réjouit comme on peut.
Voilà pour le massif du talus.
Certes, on y découvrirait bien autre chose avec un peu d’attention. On y ferait sans peine l’archéologie des appétits horticoles successifs et dispendieux de mon humaine, au fil des ans, cependant que l’œil d’un géologue y verrait un inexorable affaissement du terrain, qu’un sociologue de la ruralité y découvrirait la preuve de la rurbanisation des années 90, qu’un historien de l’art y trouverait un bout de pierre tombale du plus pur style néo-gothique et qu’un historien tout court dirait que l’on se trouve sur l’emplacement d’un cimetière mérovingien, ce qui ne fait pas moins travailler l’imagination des hôtes secrets du massif du talus.
Les hôtes secrets, c’est moi et Alphonse, mon amour (ça y est, je l’ai écrit !) En rampant un jour le long des « cimetière », j’ai découvert dans le massif un passage fort étroit. De son côté, Alphonse s’enfonçait sous les hémérocalles jaunissants. Soudain, nous voici face à face ! Une longue séance d’« intermuseau » nous a occupés un bon moment, pendant que non loin de nous les transats grinçaient sous le poids des humains qui se racontaient la course à la prime d’excellence ! Nous avons aussitôt établi au centre du massif une sorte de petit cabinet de verdure (pour être vert, il est vert) où – miracle ! – nous avons trouvé une petite cuiller en métal argenté, mise là probablement par un enfant qui s’ennuyait lors d’un déjeuner d’adultes humains où la conversation tournait autour du podcast des cours, grâce auquel on va bien s’amuser à la rentrée.
Inutile de dire que la petite cuiller est devenue notre palladium.
Notre mot de passe presque digne de Monsieur Marcel Proust : « faire petite cuiller ».
Heureusement, Alphonse est en congé de frac, de buanderie, de tout. Lui et moi (et la petite cuiller), rien d’autre ne compte.
Le massif est si épais que même la pluie n’y pénètre pas. Mais on entend souvent : « Vite ! Gare ! Sauve-qui-peut ! On rentre tout ! La nappe ! Le linge ! Tant pis ! Attention ! Dépêche-toi ! Le ciel est tout noir ! »
Ou alors :
« Autrefois, il y avait des éclairs de chaleur… »
Ou encore :
« L’année de la canicule… »
Ou bien :
« Quand il y a eu la tempête… » (celle de 95, pas celle de 99).
Et soudain :
« La pauvre Krazy, où est-elle ? Elle va être trempée… »
(Hi, hi, hi, faisons-nous, pendant qu’on m’appelle sur le mur, sur la fenêtre, sous la boîte aux lettres, partout où mon étant n’est pas.)