jeudi 17 juin 2010

Parmi les doctes




Bon, maintenant on me sort.
On m’a acheté une belle petite cravate écossaise pour remplacer la rouge. On y a accroché mon code-barres (je n’invente rien) sur une médaille pas bien miraculeuse puisqu’elle ne me dispensera pas de la visite annuelle chez la jeune-fille-au-thermomètre, et on m’emmène dans le monde.
Personne n’a l’air d’être surpris de ma présence chez les coiffeurs (là où l’on entend « là ça va la températureu ? je vous surélève un peueu ? tout va bien eu ? je rafraîchis eu ? »), à l’opéra (là où l’on entend un gros monsieur eu presque aussi noir que moi eu réclamer avec insistance un mouchoir eu – il fazzoletto ! - à une dame apeurée) et même à la bibliothèque.
C’est à la bibliothèque que j’ai vu le taquin.
Le taquin est une petite tablette qui se tient fermement des deux mains et sur laquelle il faut tapoter vivement avec ces deux doigts écartés qu’ils appellent « pouces », qui leur est très utile pour dévisser la bouteille de lait.
Remarquez, c’est moi qui ai baptisé « taquin » ce jeu auquel tout le monde joue, apparemment. Je suppose qu’Alphonse, amore mio, en connaît le nom véritable, mais je n’ose le lui demander. Lui parle seulement de sa « Mûre », mais le mot est anglais, et c’est, semble-t-il, seulement une marque.
J’ai raisonné. J’ai pensé que le mot « taquin », qui est de mon invention il est vrai, et qui n’est donc pas une marque, pouvait être non la traduction mais la déformation d’un mot étranger et j’en ai conclu que c’était « tacchino », le dindon.
Ma théorie est juste, car en face de moi, il y a trois jeunes filles qui sont absorbées dans des livres multicolores intitulés « Mégabac philo ESS », et j’ai vu que chaque chapitre commence par un encadré orange qui s’appelle « COUP DE POUCE ». Je n’ose pas demander à mon humaine ce que l’enseignement ou la pratique de la philosophie ont à voir avec des « coups de pouce », car elle est très occupée à se servir de ses deux index pour recopier des pages et des pages d’un livre tout gris intitulé « Discours sur les medalles antiques » (Après cela, elle pestera contre le déclin de l’orthographe.)
Pouces, taquins et taquines, autrement dit dindons et dindes : vous l’avez compris, au moment où j’écris, je suis installée dans la grande salle de lecture de la bibliothèque de notre ville et nous sommes à la veille de la grande compétition nationale des cerveaux nommée « bac », sans parler des éliminatoires nommées « bac de français ».
Mon humaine m’a dit de ne parler sous aucun prétexte dans ce temple de la science et de la réflexion. Mais c’est injuste, car en face de nous, il y a un grand dadais qui s’est levé tout exprès pour expliquer à une jeune impétrante les tenants et les aboutissants d’une leçon sur l’utilité et profit de la testostérone, résumée dans un compendium d’une page abondamment surlignée en rose et vert. Je voudrais d’ailleurs bien savoir s’il y est question aussi de plaisir et délectation, et si ledit compendium suit le précepte fameux d’Horace, mais comme je l’ai dit, j’ai ordre de garder le silence et je m’en voudrais de désobéir en un lieu aussi évidemment voué à l’amour du savoir.
La demoiselle de la banque (de prêt, je n’ai pas besoin de préciser qu’ici l’or ni l’argent n’ont cours) a réussi à mettre deux pancartes « réservé » pour nous. Car il y a foule.
Mais attention, tous aux abrutis ! voici un fâcheux, un ex-collègue ! pendant qu’il parle, j’écris ; hélas, il y a longtemps qu’il n’a pas vu mon humaine, il est tout heureux de lui raconter sa vie savante, comment il est passé d’Althusser à Léon Bloy et de Célestin Freinet au catéchisme (vu il est vrai du point de vue de l’historiographie minoritaire, honte à la majoritaire !) L’ennui, c’est qu’il est accompagné : il est avec une machine énorme, « Dell » est son nom, aussi haute qu’un dictionnaire et aussi sombre que l’entrée de notre cave, sur laquelle il tape avec l’ensemble de ses pattes poilues… cette Dell prend un bon tiers de notre Lebensraum à nous, mais mon humaine n’a pas l’air de vouloir protester… Bizarre, il est arrivé juste avant l’heure du déjeuner, il a demandé à la demoiselle de la banque de lourds in-folio qui ont servi à repousser de quelques pouces le compendium sur l’appareil sexuel. Ce que je voudrais direu, en fêteu, c’est que ce que ce personnage fait, en fêteu, c’est de relire avec une délectation ostensible le texte de l’unique conférence qu’il ait jamais donnée – devant un public composé d’une seule personne, vient-il de déclarer non sans orgueil, car c’est le signe évident de l’altitude de l’institution invitante – et, a-t-il ajouté, « si tu veux en faire, ils sont preneurs ».
Mais mon humaine a poliment décliné cette offre en invoquant une excuse stupéfiante ; elle a dit qu’elle ne pouvait pas s’absenter « à cause du chat » ! Voilà qu’à cause de moi elle n’ira pas prêcher dans les hauts instituts et qu’elle ne connaîtra jamais l’unique auditeur !
Enfin, il a compris qu’il fallait se taire ! La salle est toute bruissante, chuchotante et chichitante.
Je crois qu’on va rentrer à la maison. Le « Discours sur les medalles » est en fêteu sur archives-org.