lundi 31 décembre 2007

dimanche 30 décembre 2007

Au Musée.

Il y avait un certain temps que je n’avais mis les pattes au Musée. Hier, m’arrachant à la chaleur toute nouvelle d’un nouveau plaid en mohair, résolue, bravant l’humidité, j’ai fendu la foule des humains suant de convoitise devant les devantures pleines des kdos qu’ils n’ont pas eus à Noël. Et je suis allée revoir ce fameux Musée.
Ce Musée est en rénovation depuis des années et va l’être encore pendant un temps très long. C’est qu’il s’agit là d’une rénovation majeure avec enjeux, pas d’un simple petit époussetage. On peut déjà imaginer ce que sera la dépense cérébrale occasionnée par son inauguration.
Le nouveau conservateur qui va mener à bien cette grande entreprise est un certain M. Loriot, aidé par un certain Berlingot, cocker de formation. Je connais un peu ce M. Loriot parce qu’il est venu dîner à la maison (sans Berlingot, heureusement). Grâce à lui, j’ai appris plein de choses sur notre sympathique fourbi. M. Loriot a dans la tête une multitude de fiches qu’il vous récite très volontiers sans jamais se tromper.
Je me rappelle toujours avec plaisir que nous autres sommes conservateurs avant tout (plutôt que professeurs, n’en déplaise à mon humaine). J’ai donc en principe avec ce M. Loriot une affinité naturelle (pas aussi forte toutefois qu’avec un célèbre ancien conservateur, auteur, lui, de tout un merveilleux livre sur les œuvres d’art que nous avons inspirées).
Oui, nous sommes conservateurs par nature, ainsi sommes-nous dispensés de passer les concours. Conservateurs, c’est-à-dire que nous n’aimons guère le changement. J’ai même une fois fait une grève de la soif parce que l’on avait remplacé la soucoupe de ma tasse, en faïence d’Aprey, par une espèce d’écuelle genre Ikea. Je crois bien qu’alors le mot « snob » a été prononcé. Mais je proteste : ce n’était en rien du snobisme, c’était une révolte contre le changement.
- Mais, ma chère Krazy, si rien ne change, les choses ne vont-elles pas glisser sur leur pente négative, leur pente de destruction ? m’a demandé mon humaine. Tu n’as jamais entendu parler de l’entropie ?
Alors là, elle touche un point sensible de ma physique et de ma philosophie personnelles, d’après lesquelles l’énergie inutilisée et inutilisable est au contraire ce qui empêche le monde de tomber en poussière, parce que la sieste bien comprise est le moteur de toutes choses. Or elle se figure qu’avec son ordinateur et son aspirateur, elle résiste aux structures dissipatives. Quelle erreur ! Je ne prends même pas la peine de répondre à ça. Car je sens que nous en viendrions à une funeste incompréhension réciproque, et que je finirais par lui sortir mon argument ultime contre le concept même de progrès. Cet argument est relatif à notre vie dans l’Egypte pharaonique (ma famille maternelle peut faire remonter son arbre de ligne jusqu’à l’époque des Ptolémées seulement), qui valait un peu mieux que celle de M. Moubarak, il me semble.
Le bien-fondé de ces idées trouve sa justification dans le spectacle qu’offre actuellement le Musée, je suis au regret de le dire. On m’objectera certainement qu’il ne se présente actuellement que dans un état transitoire, que sa rénovation va le conduire au stade de la perfection. Qu’il était vieillot, d’un romantisme désuet, peu scientifique et que cela finissait par devenir dangereux pour les objets eux-mêmes. C’est absolument vrai.
Mais j'entends du bruit... DES GENS ! Je continuerai demain...

mercredi 26 décembre 2007

Le 26 décembre

Oh ! le bolduc doré ! Oh ! le poinsottia ! Oh ! les crèches en « composite » (émerveillable métonymie) made in china d’où Saint Joseph, tel un père de famille moderne et décomplexé, s’est mystérieusement absenté, remplacé par un roi mage si mal peint qu’il a l’air d’avoir des rouflaquettes de voyou ! Et les nourritures rares, coûteuses et compliquées qu’étalent les réclames saisissantes des hostelleries et les recettes des magazines à l’usage des catéchumènes de cuisine : du faisons, du capon, du dindon, du sang-à-lier, du turbin, du faux-gras, du cafard, des douzaines de huit et de neuf, des marrants, du loir farci, du pain d’âne, du champoigne, de l’oxyboldine, et le pire, des bûches… Ces choses-là envahissent les tables avec grand et odieux branle-bas de vaisselle qui ne sort jamais ! Pendant ce temps, paraît-il, le Saint Père à Rome se met à parler toutes les langues humaines (pas la nôtre pourtant, c’est ça qui ferait sensation) et l’on ne sait ni détruire ni garder le papier cadeau, ce bruissant symbole de vanité où j’aimerais tant à me bâtir un empire éphémère ! Sans parler des enfants (aussi dénommés « gosses ») dont c’est la fête et qui en incarnent l’esprit avec la désinvolture propre à leur âge et à leur éducation-très-soignée. Sans parler des « contes de Noël », genre littéraire qui sent un peu le remède, et de toute façon définitivement « écrasé » par la stature de M. Dickens !
J’ai heureusement échappé à tout cela et au reste.
Alphonse, mon grand ami, ne peut pas en dire autant, lui qui avant d’amener à la porte de notre cuisine son poil rêche et son compagnon Lazare un peu alourdi par la moitié d’une boîte de cafard d’élevage, avait partagé les divertissements natalistiques d’un vice-blaireau-major et de sa famille, qui avaient souhaité accueillir des pauvres à leur gamelle. Mais il y a peu à dire de leurs aventures, sauf qu’ils ont eu les oreilles écornées par des cantilènes et des propos de table où ressortaient les mots « excellence » et « récurrence ».
- Et la fameuse loi ? Ont-ils parlé de la loi ? ai-je demandé.
- De quoi veux-tu qu’ils parlent, si ce n’est de la loi ? Ils ne savent parler d’autre chose. « Elle ne va pas assez loin, cette loi. Si c’était moi… », a dit le vice-blaireau-major à son épouse et à ses enfants, non sans une acrimonie qui cadrait mal avec les bougies. Si bien que nous en avons eu assez. Au fromage, il avait même sorti son projet d’évaluation externe de la Cabane des Cognitions Humanoïdes !
- Ainsi êtes-vous venus ici directement ?
- Oh ! oui, ont-ils miaulé d’une seule voix. Ici l’on sort au dessert le Vasari et le Tabarî…
Alphonse n’a pas paru faire grand cas de mon cadeau, mais peu m’importe, parce qu’il m’a offert de son côté quelque chose qui ne s’achète pas, qui ne se revend pas sur e-bay, certaine mimique et approche de museaux, un de ces signes de profonde affection et confidence que nous échangeons, nous autres, dans un secret imperscrutable.
Mais Alphonse avait apporté pour mon humaine une fort propre figurine en « Sfarofski » représentant un muridé. Comme je m’en étonnais un peu, il me dit que c’était très facile de se procurer aux moindres frais ce genre d’objets, qu’il suffisait de suivre les couples en voie de désunion, il arrive qu’ils se jettent à la figure leurs présents.
Et moi, eh bien j’ai trouvé au pied du sapin une merveilleuse balle en forme et figure de globe terrestre, que d’une pichenette je fais rouler aller et retour sur les planchers dans cette vieille maison qui penche si opportunément.
Une maison en pente douce, un monde à tenir entre mes pattes. Que demander de plus ?

mardi 25 décembre 2007

Un article sur MOI !


3000 emblèmes d’amour


J'ai trouvé sur le "bureau" de mon humaine ces pages sur MOI !

Krazy Kat par George Herriman (1913-1944)



En 1913, Krazy Kat commença dans les journaux du magnat américain de la presse William Randolph Hearst une carrière qui allait durer trente et un ans. Elle traversa sans dommage les grandes crises de la première moitié du XXe siècle, la première Guerre mondiale et la Grande Dépression, avec les deux pans de sa petite cravate (rouge) flottant immuablement à son cou. Enfin, elle fit sa toute dernière apparition dans la page dominicale du 25 juin 1944, deux mois exactement après la mort de son créateur, George Herriman, et quelques semaines après le débarquement des troupes alliées sur le sol de Normandie. Dans cette ultime page, Officer Pupp, l’agent de la force publique qui aime Krazy Kat sans espoir, la sauve malgré elle de la noyade : en l’apercevant, elle se laisse couler, et la dernière case la montre inerte dans les bras de son sauveteur, tandis qu’Ignatz Mouse laisse voir sa stupéfaction. Car une psychologie compliquée, source intarissable d’humour et d’angoisse, est à l’œuvre dans les sept cases qui racontent cette histoire très simple. Et dans le bandeau horizontal en bas de la page, qui entretient avec celle-ci des liens ténus et aléatoires, livrés à la fantaisie du lecteur, Krazy Kat, l’air déterminé face au péril, fait la planche à la surface d’une étendue d’eau illimitée et tient solidement une pancarte dont on ne voit pas la partie supérieure. Le motto qui y est peut-être inscrit est définitivement caché par le cadre. Est-ce un appel au secours ? une déclaration d’amour ? un constat absurde et profond ? Le chat le plus métaphysicien du XXe siècle occidental a fait ses adieux à son époque sous la figure d’un naufragé. Plus d’un demi-siècle plus tard, le dessinateur Art Spiegelmann, le créateur de la célèbre bande dessinée Maus, confiait qu’après les attentats terroristes du 11 septembre 2001, il était incapable de lire autre chose que les vieilles pages de Krazy Kat. Cette dernière case de la dernière page de Krazy Kat n’indique-t-elle pas que l’emblème a terminé sa carrière au lendemain de la seconde Guerre mondiale, et que ses vestiges, son souvenir, ou encore ses dernières virtualités, dérivent à la surface d’un océan dont on n’aperçoit pas les limites ?






Pourquoi dès lors chercher des parentés de structure, de contenu ou d’esprit entre cette bande dessinée-là et la culture emblématique ? La manière même dont Krazy Kat a pris congé suffirait à nous l’interdire, avec son inscription hypothétique que le dessinateur a brusquement coupée. Essayons toutefois.

Krazy Kat n’est rien sans l’intrigue qui s’y trouve répétée page après page, strip après strip, comme une obsession unique, inexorable. Krazy Kat, qui est célibataire, aime Ignatz Mouse. Ignatz Mouse méprise Krazy Kat et son plus grand plaisir est de lui jeter des briques à la tête. Krazy Kat prend ces briques pour des marques d’amour, et ne comprend donc pas les efforts de l’officier de police Pupp pour contrecarrer au nom de la loi les entreprises d’Ignatz, qui est le plus souvent arrêté et emprisonné. Comme Pupp voue à Krazy un sentiment romantique, il n’est pas rare que Krazy Kat et Ignatz, quoique inspirés par des motifs différents, se liguent pour mettre Officer Pupp hors jeu. Le chien aime le chat qui aime la souris qui n’aime personne. La brique est le symbole de ce malentendu tragique.













Krazy Kat est un personnage d’âge mûr, mais qui a gardé de l’enfance des traits d’innocence radicale. Est-ce un chat ou une chatte ? Ce point n’est pas clair, bien que l’identité sexuelle du personnage penche souvent vers le féminin (qui a notre préférence ci-après), soit dans l’expression grammaticale, soit parce que Krazy se livre parfois à des occupations traditionnellement féminines, par exemple la confection de pâtisseries ou la fréquentation d’un institut de beauté. Mais c’est bien en vain que l’on disputerait à propos du sexe de Krazy, qui possède l’androgynie mystérieuse des êtres métaphysiques. Dans son babil sentimental à propos d’Ignatz, vaurien qui ne pense qu’à lui nuire, qui est marié et père de trois enfants, Krazy transfère sur lui cette androgynie idéale en l’appelant ‘little angel’. Krazy et Ignatz forment le couple essentiel de l’intrigue, qui est aussi sommaire, immuable et monotone que l’amour, l’incompréhension, l’illusion. La trajectoire de la brique s’accompagne invariablement d’un ‘zip !’ et le choc d’un ‘pow !’, et Krazy la reçoit avec des manifestations de bonheur extatique. Le lancer de la brique n’est pas un dénouement : parfois la page commence par là, ce qui revient à ruiner le procédé narratif de la happy end et même toute notion de temporalité narrative. Le gag à première vue trivial de la souris qui balance un projectile sur un chat, est devenu dans Krazy Kat le principe par lequel les deux personnages transcendent la fonction comique et réalisent quelque chose qui n’est en rien une situation nouvelle : c’est plutôt un nouvel équilibre atteint rituellement grâce au lancer de la brique sur ‘le noble nez de Krazy’, c’est la détente qui suit l’acte amoureux ou le jeu ; comme dans ceux-ci, il n’y a aucune action, mais la tension et son apaisement. Pupp intervient là-dedans comme un perturbateur non nécessaire à l’intrigue, impuissant à lui donner de nouvelles normes, utile seulement à la réalisation de certains effets risibles. Pratiquement, la plupart de ses manœuvres destinées à s’opposer au jet de briques sont si maladroites qu’elles favorisent les astuces illimitées d’Ignatz. Le personnage du balourd, indispensable au déroulement dramatique, n’est pas contraire à l’essence de la tragédie ; en cela, Krazy Kat n’est pas loin de Cervantès, de Shakespeare et de Dickens, patronage au reste revendiqué par son auteur. Aucune page ou strip n’apporte quoi que ce soit de nouveau, mais pourtant chaque fois l’effet de surprise est total, intacte l’émotion devant l’innocence effrayante de la douce Krazy aveuglée par l’amour.

Les variations quotidiennes de Krazy Kat sur un thème unique utilisent tous les sujets possibles, la magie de la science et de la technique modernes, l’univers domestique, la vie sociale d’une petite ville, les forces de la nature, les lois de la physique, etc. Tout un monde s’agite autour des protagonistes principaux, une petite communauté d’animaux humanisés qui ont gardé les stéréotypes innés de leur espèce ou acquis des particularités empruntées aux différentes couches sociales et groupes ethniques de l’Ouest américain. Il y a la cigogne Joe Stork, ‘purveyor of progeny to prince and proletariat’, le canard chinois Mock Duck, ‘Launderer Deluxe and Sage of the Orient’, le chien Kolin Kelly ‘Dealer in Bricks’, l’abeille vagabonde Mr. Bum Bill Bee, le couple franco-allemand mal assorti et désuni des caniches ‘Mr. Kiskidee Kuku et Mrs. Katrina Kuku, née Schnauzer’, et bien d’autres caractères croqués par Herriman en moraliste très fin. Tout ce monde habite Coconino County, dans le désert de l’Arizona, qui avec ses vastes étendues et ses curiosités géologiques offertes à l’œil dans le lent travelling des cases horizontales, est lui aussi un protagoniste Krazy Kat.

De 1913 à 1944 se sont succédé environ 3000 grandes pages dominicales et strips quotidiens de Krazy Kat, autant de variations sur le thème unique du lancer de brique par Ignatz sur Krazy. Dans les grandes pages hebdomadaires rectangulaires comme dans les bandes de quatre ou cinq cases, ou moins, il n’y a pas d’autre sujet que l’obsession amoureuse de Krazy, et tous les événements qui se produisent entre la première et la dernière case, pour excitants qu’ils soient, ne tendent jamais qu’à la réalisation de son désir : Krazy Kat donne sous une forme ramassée, abstraite et détournée, un condensé de la vision plénière, totalisante de la psychologie amoureuse dans l’Occident médiéval et moderne, que le cynique et pragmatique Ignatz s’obstine à détruire, en vain puisque sa méchanceté persévérante est invariablement interprétée comme de la tendresse, ce qui revient à affirmer la précellence de l’interprétation des signes sur les signes eux-mêmes.

Ni la périodicité, ni les contraintes (dimensions, nombre et disposition des cases) imposées à certains moments par les éditeurs n’ont jamais affecté les qualités de cette bande dessinée qu’en 1924, un critique, Gilbert Seldes, estimait être ‘l’œuvre d’art la plus amusante, riche de fantaisie et satisfaisante produite par l’Amérique’ d’alors. Son auteur, George Joseph Herriman, était né en 1880 à la Nouvelle-Orléans ; très tôt, il suivit sa famille en Californie et à moins de vingt ans, tout en étant apprenti boulanger, il donnait des cartoons à des journaux. Ses inventions se succédèrent (Professor Otto and His Auto, Major Ozone’s Fresh Air Crusade, Bud Smith, Baron Mooch, Alexander the Cat, The Dingbat Family) dans les journaux de Pulitzer puis de Hearst à partir de 1904. Dès 1910, les démêlés d’un chat et d’une souris occupent la bande horizontale vacante en bas des pages de The Dingbat Family. Le 28 octobre 1913, Krazy Kat devient pour la première fois une bande indépendante signée. Le 23 avril 1916 paraît la première pleine page de Krazy Kat. En 1935, les pages du dimanche commencent à être en couleurs. Leur maquette avait subi quelques restrictions imposées par King Features entre août 1925 et septembre 1929. Jusqu’alors entièrement libre et soustraite à toute espèce de bordure autre que celle de la page, la composition devait désormais se conformer à la structure ci-dessous : trois cases carrées horizontales en haut, deux au milieu, trois en bas.













Cela ménageait entre les deux cases médianes un espace vide que Herriman mit immédiatement à profit en y dessinant d’abord des éléments de paysage. L’année suivante, il ne se contentait plus de meubler ce blanc dépourvu de limites, indifféremment ‘forme’ ou ‘fond’; il en faisait le centre secret et vital de la page, au moyen de certains motifs de fantaisie d’abord saugrenus et insignifiants sans rapport avec l’intrigue (un réveil-matin sonnant en haut d’un arbre, un oiseau suspendu à une branche dans une chaussette de laine), puis de plus en plus étroitement connivents avec celle-ci (Officer Pupp flottant satisfait sur un lac, un portrait encadré de Krazy sur lequel arrive une brique, Ignatz en parachute s’apprêtant à jeter sa brique sur Krazy abritée sous un parasol en haut d’un promontoire). Ce sont là des gags poétiques sans fin, qui tiennent du caprice ornemental avec leur goût pour les filins, les hamacs, les balançoires les plus ténues, les jeux funambulesques, les légers trompe-l’œil, les délicates farces (‘interludes’ explicites parfois) et idylles cosmiques (Krazy chevauchant la Terre et Ignatz la Lune, ou ensemble dans la nacelle cordiforme d’une montgolfière).














L’invention de Herriman ne fut nullement diminuée par cette contrainte : les caractères du trio furent alors de mieux en mieux définis dans la page, tandis que le centre jouait le rôle, tantôt d’une histoire supplémentaire, tantôt d’une subtile abréviation de la substance conceptuelle de la page. Le 29 juillet 1929, la Sunday page raconte comment Ignatz ‘emprunte’ une puce à ‘Don Kiyoti’ (le coyote qui assume à Coconino certains des traits de Don Quichotte) et la projette à travers le trou de la serrure sur Pupp qui s’adonne à une ‘’sieste somnifère’ sur sa ‘couche réglementaire’, de sorte qu’il est obligé de plonger dans une rivière pour calmer ses démangeaisons et qu’Ignatz peut impunément lancer une brique à la tête de Krazy. Dans l’image au centre, Ignatz et Pupp, séparés par un long mur qui les cache l’un à l’autre, courent parallèlement derrière Krazy ; cette image centrale exprime une nouvelle idée qui n’est que latente dans le contenu de la page, la solitude des trois personnages, chacun poursuivant inlassablement son obnubilation.













Ainsi, à propos d’un thème uniforme, répété chaque jour et chaque semaine, il y a encore place pour une réflexion qui dépasse la situation comique et invite le lecteur à une réflexion sur sa portée, généralement empreinte elle aussi d’un humour tendrement mélancolique. La logique burlesque et la poésie de l’invraisemblable qui caractérisent les meilleures bandes dessinées américaines de cette époque sont haussées en douceur jusqu’à la philosophie. Dans cet exemple précis, le gag de la puce propulsée par le trou de la serrure grâce à l’ingéniosité sans fin d’Ignatz a une ‘suite et fin’ d’ordre philosophique, relative à la solitude de la passion. Le rire n’est pas le ‘dernier mot’ de la page ; il ne trouve son accomplissement que dans la compagnie légère d’une pensée. Cette pensée n’a rien d’un message ; elle ne déclare rien, ne comporte aucun jugement ; il arrive qu’elle soit dans une relation que l’on devine intense avec des faits ou des problèmes de l’actualité (la guerre, la législation sur la prohibition de l’alcool, les droits des Indiens, l’immigration) mais elle les effleure avec le détachement qui caractérise la sagesse ; elle se dérobe à toute interprétation sérieuse ; s’il arrive qu’une fable, une parabole, une allégorie se glisse dans Krazy Kat, on peut être assuré qu’elle parle peut-être de ceci, peut-être de cela, peut-être de rien du tout, qui sait ? (woonoze ?)’. Telle est la conclusion de la page du 26 juillet 1926, lorsque Ignatz raconte à ses enfants la fable le Singe et le Chat, après que Krazy se soit brûlé les pattes en sortant une brique du four, comme le chat qui tira les marrons du feu.














Pourtant, Krazy Kat déborde de mythes. On y apprend pourquoi les chats ont peur de l’eau, l’origine des serpents à sonnettes, ou l’histoire, qui remonte à l’Égypte pharaonique, des amours impossibles du chat et de la souris et de la brique d’amour, dont le modèle originel était couvert de hiéroglyphes !









De même que l’emblème tient de tout un bagage de traditions iconographiques, encyclopédiques et moralisantes, Krazy Kat est construite au moyen de fragments de savoirs et de récits de tous ordres et de leur collision incessante. Il serait non moins intéressant d’étudier la vision du monde qui sous-tend cette œuvre, vision assurément chrétienne dans laquelle la Loi et la conscience, la rétribution des mérites, l’expiation et la punition des péchés tiennent une place centrale.














Anges ailés et diablotins cornus peuplent les bulles qui matérialisent la pensée ou les songes des personnages, mais la vie intérieure de ceux-ci est profonde et complexe. Coconino County ne figure nullement un univers manichéen ; la réflexion sur le mal y est portée à un niveau élevé. Certes, Krazy est bonne, généreuse, pacifique, alors qu’Ignatz est fourbe et sans pitié ; mais comment se passeraient-ils l’un de l’autre, et même de Pupp leur persécuteur, incarnation de la loi sociale et du surmoi ? N’y a-t-il pas entre eux des moments d’étrange idylle ? Ne s’entendent-ils pas sur quelque chose qui échappe à l’interprète superficiel de leur antagonisme ? Le 23 janvier 1939 : ‘- Offissa Pupp dit qu’il ne faut pas. Offissa Pupp dit que c’est un péché. – Qu’il ne faut pas ? – Non, non. – Alors je ne le ferai pas. (Ignatz se débarrasse de la brique en la jetant par-dessus le mur. Elle atteint Pupp qui est embusqué de l’autre côté.) – Ah ! maintenant tu es gentil-gentil. (Krazy reçoit la brique renvoyée par Pupp). – Et toi tu n’es pas si méchant-méchant.’













À partir de 1939, réapparaît le schéma de composition de la pleine page avec un ‘supplément gratuit’, cette fois une case horizontalement étirée tout en bas. Herriman donne à nouveau à cet espace surnuméraire les mêmes propriétés subtilement réflexives qu’à l’image centrale des pages de la fin des années 1920. Ici encore, l’image excédentaire, apparemment indépendante, est capable de ramener le lecteur, au-delà du plaisir immédiat de l’intrigue et de son déroulement discursif, vers une idée. Cette ‘idée’ est tout le contraire d’une sentence univoque. La case superflue conserve – puisque sa nature est toute iconique – quelque chose de la ‘polysémie native de l’image’ (D. Russell) mais elle semble encore résonner du dialogue (ce sont de toutes petites voix) qui fait progresser la bande dessinée vers sa conclusion. La forme dialoguée qui est propre à la bande dessinée – trait qui la différencie de la plupart des images – est suspendue dans cette case muette. Le prodige est qu’elle parvient à tenir le rôle de l’inscriptio dans le dispositif emblématique, celui d’une ponctuation conceptuelle indispensable, et finalement coextensive à l’amusement.









Krazy Kat rencontra un grand succès auprès de la critique et d’une intelligentsia complice de l’auteur (Willem de Kooning, Pablo Picasso, Jack Kerouac, Ernest Hemingway, plus près de nous Umberto Eco et Art Spiegelmann). On ne se lasserait pas de commenter ses qualités plastiques. Herriman est vraiment un grand maître du dessin à la plume et de l’improvisation, et Krazy Kat un chef-d’œuvre des arts graphiques du siècle écoulé. Dans l’évolution de Herriman, la technique s’apparente de plus en plus à celles de la gravure, et même à la fin de sa vie à la xylographie. Chaque case, et plus encore l’ensemble de la page, surtout quand le dessinateur ne subissait aucune contrainte éditoriale, est en soi une composition magistralement équilibrée, dynamique, merveilleusement expressive, d’une économie de moyens insurpassable. Le mouvement et la psychologie atteignent une forme de perfection avec les motifs inusables d’Ignatz lançant sa brique, Krazy la recevant, Pupp se saisissant d’Ignatz pour le conduire en geôle.










Le rapport du noir au blanc est dans Krazy Kat toujours infailliblement évalué, et la poésie de beaucoup de pages tient à la magie particulière du ténébrisme. Le clair-obscur, le noir, la lumière font d’ailleurs partie des préoccupations favorites de Krazy, et procurent à sa naïve interrogation sur le monde un miroir métaphorique aux prestiges toujours renouvelés. Découvrant l’éclairage électrique, Krazy s’émerveille de pouvoir au moyen d’un interrupteur indifféremment ‘allumer’ ou ‘éteindre le noir’. Le 7 décembre 1919, la pleine page est un chef-d’œuvre de haute poésie nocturne. Dans la nuit, des paquebots sillonnent l’océan, ‘élément interdit aux chats’, ‘and so kuriosity is born in the palpitating bosom of Krazy Kat’, qui s’enquiert de leur cargaison auprès de son cousin Krazy Katfish. Celui-ci lui révèle que ces navires transportent des chouettes, ‘children of the night, travelers from dark to dark, escaping the sheen, and shine of an ungracious sun’. Après avoir médité sur ces immigrants fuyant désespérément l’est, Krazy s’endort sous un arbre ; Ignatz s’apprête à lui lancer une brique : ‘Le voilà qui dort en plein jour après avoir passé la nuit en vins vagabondages, mais je m’en vais le réveiller !’ Le narrateur, prenant le parti de la libido sciendi de Krazy, commente l’injuste témoignage des apparences : ‘Et dire qu’il y a des gens qui croient que les chats vadrouillent et mamaoutent (‘prowl, and howl’) parmi les vestibules de la nuit, avec leurs desseins iniques, transpirant le péché !’
















On voit aussi par ces exemples combien Krazy Kat recourt à d’authentiques expériences sur le langage. La logique naïve de Krazy est la logique même de la métaphore, qui se heurte au cynisme sarcastique d’Ignatz, représentant d’un monde où la métaphore n’a pas cours. Mais Krazy, comme un auteur de concetti, est capable de conduire la métaphore jusqu’aux délices du nonsense. L’auteur peut parfois le décliner pendant plusieurs jours ou semaines de suite ; les histoires du chat-tigre, courtier en ‘herbe à chats’ et de son fils le chaton fugueur (‘tu n’es pas perdu puisque tu as été trouvé’), de la ‘souris de la porte’ (la porte est plantée en plein désert), des doubles aquatiques et aériens de Krazy (Krazy Katbird et Krazy Katfish), du ‘dodo dolent’ et bien d’autres forment ainsi de petites ‘séries’ candides propices à une invention logique et linguistique délicate dont les effets, la ‘beauté non terrestre’ (Gilbert Seldes) rappellent ceux de l’emblème. Ces expérimentations envahissent tous les aspects de la création, souvent soumise à une autoréflexivité pleine d’humour.











La représentation, les relations entre l’image et le réel, le processus symbolique sont sans cesse pris comme objets d’amusement ; ainsi, dans une ivresse sémantique et ludique particulière, les titres deviennent soudain des ornements bizarres tandis que surgissent les chronogrammes, les acrostiches, les ‘hiéroglyphes’ empruntés à l’art décoratif égyptien, copte ou mexicain ; l’encre et l’encrier du dessinateur sont des choses réelles qui font irruption dans la fiction pour la mettre à distance ou la malmener. Le 13 septembre 1940, Krazy demande à Ignatz : ‘Mais pourquoi cette brique est-elle si noire, mon petit cœur ? – Bien sûr qu’elle est noire, et je vais la jeter à la case 3. – Et pourquoi pas dans celle-ci ? – Parce que dans la troisième, le ciel sera tout noir.’ Dans la case 4, la brique a été lancée puisque Krazy est au septième ciel, et Ignatz, assumant pleinement son statut de figure imaginaire, déclare : ‘Merci pour l’encre en plus, patron !’ Voici encore le strip de quatre cases du 5 septembre 1938 : ‘-Vraiment, je suis un artiste (Ignatz commence à dessiner une brique). Avec mon petit crayon, j’ai dessiné une brique, non ? (Il l’a terminée.) – (Pupp arrive) - Ne te l’ai-je pas dit un million de fois, souris : pas de briques ! – Mais, flic, c’est seulement le dessin d’une brique, je ne peux pas la lancer. Oui ou non, le puis-je ? – Tu peux la gommer. – Ouiiii.’ Dans le strip du 6 septembre, Pupp déclare : ‘Moi aussi, je suis un artiste, souris ! Viens voir mon art’(Il attrape Ignatz par les oreilles ; devant la prison et Ignatz dedans, il déclare : ‘Avec mon petit crayon, j’ai dessiné ça.’) Le 7 septembre, Pupp s’interroge devant le ‘dessin’ d’une brique, qui s’avère être réelle : ‘Elle a l’air si réelle, je suis sûr que si je la touchais, ce serait comme une vraie.’ Le 9 septembre, Pupp prend sur le fait Ignatz qui vient de lancer une brique à Krazy: ‘- Les dessins ne bougent pas, ne passent pas à travers les airs. – Les dessins animés, si, réplique la souris.’ Et le lendemain, Ignatz lance la brique et affirme : ‘Ce n’était pas une brique réelle, flic, c’était le dessin d’une brique. – Oui, je sais , souris, tu es un grand artiste. – C’était un dessin animé très animé, tu ne trouves pas ? – Oui, le plus animé que j’aie jamais vu… Sauf mon dessin d’une prison.’ (Pupp apparaît à l’arrière d’un fourgon cellulaire). Le dessinateur commente volontiers ses propres inventions et son inspiration, il anticipe sur ce qui va suivre, ironise sur la nature et les limites de la bande dessinée, exhibant l’envers des codes de la représentation pour les démonter et s’en moquer. La peinture et le dessin sont des objets privilégiés de ces manipulations. Krazy, qui pratique la musique vocale et instrumentale, la danse, la pantomime, la peinture, la poésie, est d’ailleurs une artiste dilettante complète ; elle aime aller au spectacle, visiter des expositions et procure à son auteur l’occasion de séquences satiriques savoureuses sur le monde artistique. L’histoire de la bande dessinée est pleine de ces procédés de distanciation autoréflexive, qui atteignent chez Herriman une profondeur incomparable. Ils s’étendent aussi au langage, domaine dans lequel le génie créateur et déformateur de Herriman rappelle ou annonce souvent celui de Joyce, de Beckett et de Saba. Le patois intraduisible dans lequel s’expriment les personnages est un mélange de prose victorienne, de slang, d’espagnol, de français, d’allemand, de yiddish, de pidgin ; le narrateur s’adonne à sa prédilection pour la redondance, l’allitération et l’onomastique des Indiens Navajos, Krazy à sa prononciation caractéristique, tandis qu’Ignatz et lui seul s’exprime dans un excellent anglais. ‘- Le langage est ce grâce à quoi nous pouvons nous comprendre mutuellement, explique Ignatz à Krazy. – Peux-tu comprendre (unda-stend) un Finnois, un Leplender, un Oshkosher ? demande Krazy. – Non. – Un Finnois, un Leplender, un Oshkosher peuvent-ils te comprendre ? – Non. – Alors, je dirais que le langage est ce grâce à quoi nous pouvons nous mésentendre les uns les autres (each udda).’Contrairement à la tradition ‘nominaliste’ des bandes dessinées dans lesquelles le texte est une représentation du langage oral ou des sons, dans Krazy Kat l’importance, l’autonomie sémantique et esthétique du langage vivifient l’image et sa solidarité avec une parole qui est une poésie à part entière. Ces traits n’ont pas avec l’univers de l’emblème une affinité immédiate, mais ils rappellent sa maîtrise très avertie, parfois critique, des divers systèmes de signes, et la connexion intime de la vignette avec la poésie du texte. Il faudrait ajouter que Krazy Kat n’a jamais pu être transposée dans un autre medium ; les tentatives pour l’adapter en film d’animation ou en ballet ont été des échecs. En revanche, le petit monde de Coconino s’est glissé tout naturellement dans la tradition des dédicaces pleines d’amicale complicité, tout comme l’emblème et la devise s’offraient à titre de gages d’amitié et d’amour.

Faut-il souligner une fois de plus que rien n’est plus éloigné de Krazy Kat que l’intention moralisante ? Lorsqu’il arrive qu’une ‘sentence’ soit formulée, elle est aussitôt ridiculisée par la grandiloquence de Pupp qui abuse aussi souvent qu’il le peut de la rhétorique officielle la plus pompeuse, ou disqualifiée par l’incurable ingénuité de Krazy. ‘Riche aujourd’hui, pauvre demain’, déclare par exemple Krazy le 23 septembre 1921 : son rêve – en forme d’œuf ! - de ‘poultry business’ s’est effondré parce qu’elle a malencontreusement cassé le seul œuf qu’elle possédait.












La brique lancée par Ignatz la console aussitôt, rachète toutes ses déconvenues, comme elle accroît ses succès, comblant en toutes circonstances son cœur résigné et compatissant. Le strip le plus bref invite à aller plus loin que l’apparent message qui peut avoir été délivré, se tient au bord d’une signifiance qui paresse, qui hésite à naître. Anti-narration, Krazy Kat est aussi une anti-fable. La bande a l’invraisemblance propre aux compositions symboliques, ce que nous rappelle aussi son libre jeu avec la polysémie (la brique est le symbole de l’amour pour Krazy, de l’aversion pour Ignatz, du péché pour l’agent de police Pupp), avec ce qui ne symbolise rien, la transformation continuelle du paysage à l’arrière-plan, une montagne devenant à la case suivante un cactus en pot, puis un paquebot, puis une surface zébrée de rayures ou décorée de cercles, avant de redevenir peut-être une formation rocheuse typique de Monument Valley et de l’Enchanted Mesa. Pendant que Krazy et Ignatz devisent, un arbre se transforme en mur, la nuit en jour. Ce flux perpétuel, héraclitéen du décor dans lequel se déroule l’unique histoire possible, celle de Krazy, Ignatz et la brique, en souligne la stabilité inéluctable. L’emblème n’est jamais aussi drôle, bien sûr, ni aussi fidèle à un motif unique (seuls les enfants des emblèmes d’amour profane et sacré de Van Veen sont comparables à Krazy et Ignatz, la brique étant peut-être le désir, ou la grâce divine). Comment comparer la vitalité inépuisable, la féerie, la fraîcheur du comique de Krazy Kat aux qualités de l’emblème ? Mais faut-il chercher leur parenté dans des traits structurels, voire plus simplement dans ceux qui stimulent notre imagination et notre intellect ? Ne réside-t-elle pas plutôt dans le rapport précis, défini, entre la ligne et la page, le thème et la structure, dans la relation parfaite entre lettre et image, qui dans cette bande dessinée tout particulièrement sont dans une adéquation, une simultanéité remarquables, une coïncidence et une plénitude qui sont celles de la vie même, la plume traçant figures, mots et autres signes d’un seul geste et d’une seule encre, contrairement aux œuvres où dessinateur et scénariste coopèrent ? Ainsi le principe de l’emblème se trouve-t-il miraculeusement ressuscité dans Krazy Kat, sous des dehors apparemment puérils, grâce à des créatures enfantées par la fantaisie et le tendre humour qui est la forme la plus raffinée de la sagesse.

dimanche 23 décembre 2007

samedi 22 décembre 2007

Les pattes m’en tombent !

Je ne suis pas fourrée et bourrée de préjugés, mais quand même ! Je hais le samedi. C’est à cause de l’aspirateur, sans parler de très nombreuses substances fortement toxiques et allergisantes que mon humaine, généralement déguisée tantôt en Juliette Gréco, tantôt en personnage d’un tableau des frères Le Nain, dépose sur les meubles et les parquets au son d’une émission appelée réplique d’un certain Fimkécroûte (d’après ce que j’en ai entendu, celui-là ne connaît pas bien ses sujets). Elle ne l’écoute d’ailleurs même pas, à cause du moteur. Mais de temps à autre, elle ronchonne et peste et j’ai PEUR, peur qu’elle ne casse quelque chose, ou ne secoue sur moi son chiffon à poussière …
Ensuite, elle a reçu des GENS ! Une dame qui de temps à autre rencontre une ancienne proviseur de lycée (pas une proviseureu) fort âgée et ne sait pas « de quoi lui parler, alors elle lui parle de chats » ! Je rêve ! Est-ce que dans nos catnip-parties, quand nous ne savons pas de quoi parler (ça arrive) nous parlons des humains et compagnie ? Et si cela était, le dirions-nous devant un humain, à son nez ? M. Fimkécroûte, lui, ne sait pas toujours de quoi parler, mais jamais il ne parlerait de NOUS ; il se contente de se lamenter sur la mauvaise littérature et les mauvais profs, il me fatigue, au reste, mais moins que l’aspirateur.
Ensuite, cette dame tout en mangeant des macarons fourrés a raconté que dans les « salles des profs » on ne parle depuis une semaine que d’une certaine car-ci ou car-là (je n’ai pas très bien compris de quoi ou de qui il s’agissait, mais ça doit avoir un rapport avec les muridés à longues oreilles de Marne-la-Vallée, il faudra que je demande à Alphonse, mon bon ami). Même ceux qu’elle a appelé mystérieusement les « gens de sud » en parlent (mais qui ne sont pas des gens du midi, là encore mon intelligence a vacillé), a-t-elle dit, alors qu’en temps ordinaire les événements politiques internationaux de première grandeur ne suscitent pas la moindre réflexion à voix haute dans cette « salle des profs ». Elles se sont bien lamentées.
A propos d’événements politiques, mon humaine s’est tout à coup fort échauffée au sujet de M. Poutine, qui fut une sorte de satrape des Russes. Il a mis au point une conception du gouvernement (ou de la gouvernance) si exemplaire qu’elle est en train de servir de modèle jusque dans les départements universitaires les plus microscopiques de la province française.
Mais stop pour ce soir, elle me met un DVD pendant que de son côté elle va au cinématographe de M. Lumière, elle a parlé d’un très beau film sur la visite d’une fanfare, je ne sais trop de quoi il s’agit (je devrai attendre qu’il sorte en DVD). Dans les DVD, j’aime surtout les boni, ce sont en général des gens qui savent de quoi parler, on les interroge et je peux regarder l’écran un coup à droite, un coup à gauche, c’est ce que je préfère.
Stop, ai-je dit. Avec Alphonse, mon très cher ami, nous avons du muridé sous la plinthe : pendant les ainsi nommées « fêtes », nous voulons travailler à notre grande, merveilleuse et non-vue réforme de l’Université. Par conséquent, au lit !

vendredi 21 décembre 2007

Mon Journal depuis le 15 novembre

15 novembre
"20 minutes", ça m'a plu, parce que c'est à peu près le temps que je mets pour avaler mes croquettes Royal Canin (horresco referens) et ma tasse (en faïence de Nevers) de lait allongé. (Oui, je suis malgré moi vendue aux grands groupes de l'agro-alimentaire et j'adore l'antiquaille de prestige encore que je ne dédaigne pas les soirées poubelles avec les copains). Alors j'ai décidé de bloguer moi aussi, d'une patte peu aguerrie. D'autant plus que mon humaine m'a priée à l'occasion de lui mettre en ligne ce qu'elle appelle ses cours (tu parles !). Et je suis entièrement dépendante d'elle pour la pâtée et le reste, comment refuser ? J'ai bien protesté par un miaulement très audible mais en vain, je ne sais m'y prendre, n'ayant jamais pris des leçons d'agit-prop. D'ailleurs, que serais-je allée faire dans cette galère, moi, ancienne chatte errante et méritante ? (Ce n'est pourtant pas ici que je me vanterai de ma médaille de la famille française...) Bref, les pattes m'en tombent, les muridés de nouveau ont investi Gabriel-City et en font le blocus, non sans auxiliaires très occultes, les nouvelles sont mauvaises.

16 novembre
Cette nuit, virée furtive à GC. Suivi l'Allée des Poubelles puis la Place des Pigeons sédentaires jusqu'au distributeur de billets. C'est là, m'avait dit mon humaine, que d'après les Hautes Autorités de GC il faut montrer maintenant main blanche aux muridés bloquants qui tiennent les lieux. Mon humaine m'a d'ailleurs fait remarquer deux choses :
1. Qu'il est du plus haut comique que l'accès limité à GC contrôlé par les muridés hostiles au grand capital soit placé justement à côté du distributeur de billets, et que les Hautes Autorités écrivent ça froidement.
2. Qu'elle n'a pas passé naguère des concours difficiles et des sélections plus sévères que le FWR (Feline World Reward), pour à présent ramper par des fenêtres et se présenter humblement aux muridés bloquants en expliquant qui elle est et ce qu'elle vient faire.
J'ai pu m'introduire dans les lieux sans rien montrer du tout, en passant incognito entre deux jambes de pantalon fort larges. Ensuite, ce que j'ai vu, senti et entendu, c'est qu'un ordre étrange règne, funèbre et sentant plus la naphtaline que le pâté. C'est une opinion d'animal, bien sûr. Mais enfin, je suis ressortie en tremblant de rage et d'infortune.

17 novembre
Hier soir, Alphonse m'a demandé par SMS s'il pouvait se joindre à moi pour une nouvelle virée nocturne à GC. Il avait entendu dire qu'il y avait là-bas de la nourriture et que les muridés s'étaient mis à cuisiner. Alphonse est mon très cher ami, il n'a pas d'humain ni d'appartement, son adresse est des plus vagues : "Montmuzard". Je lui ai aussitôt donné rendez-vous dans l'Allée des Poubelles.
- C'est le monde à l'envers, a-t-il observé. On fait la cuisine dans les lieux normalement dévolus à l'étude.
- Et le ménage ! Tu oublies le ménage ! Tu verras, jamais GC n'aura été plus propre que pendant ce blocus. L'autre nuit, j'ai vu des comités de jeunes humaines qui maniaient la brosse et le balai avec un entrain incroyable.
- Le Mont des Muses et en passe de devenir le Mont des Muridés.
Alphonse est fataliste. Tant de batailles, tant de luttes ont tanné sa peau ! Il trouve que la vie va un jour comme ci, un jour comme ça, que tout est toujours pareil sous la lune, que le dévoiement des choses est pareil à un grand carnaval inévitable et qu'il faut prendre son mal en patience en profitant s'il se peut des boîtes de thon au naturel que les muridés bloquants n'auront pas manqué de se procurer pour tenir jusqu'à leur synode de mardi. (J'exagère... sous ses cicatrices gagnées dans maints combats de rue, Alphonse abrite une âme de philosophe stoïcien.)

22 novembre
Voilà ! En compagnie de mon très cher ami Alphonse, et grâce à lui, j'ai fait mon baptême du feu ! Pour la première fois de ma vie, je suis allée voir une âgée, à l'amphi Gaston, puis à l'amphi Platon. Certes, j'ai été un peu déçue : je croyais voir une ancêtre, une dame vénérable laissant tomber de sa bouche édentée des paroles d'or et de sagesse, des diamants de rhétorique. Je l'ai cherchée en vain. Il n'y avait que ses trois lieutenants (l'un d'eux s'est d'ailleurs révélé une lieutenante, gracieuse comme la nymphe Egérie, flanquée de Numa Pompilius et d'un tramway nommé Désir), fermement campés derrière ce qu'il est convenu d'appeler une chaire. De là, ils nous enjoignirent d'abord, de la voix et du geste, de quitter le fond de l'amphi, où nous restions debout sur nos pattes postérieures. Oh ! comme leurs voix étaient caressantes ! Comme ils nous voulaient dans leur aura immédiate ! Moi, je n'osais pas m'avancer, car je mangeais mon goûter et redoutais de faire des miettes, cet amphi Gaston est si propret.
- Mais si, avancez, disaient-ils ! Il faut faire le comblage !
Ciel ! le comblage après le blocage !
Il faut dire qu'ils n'ont pas eu beaucoup de succès avec ce comblage. Alors ils ont commencé une explication, d'une nouvelle loi très injuste, qui va donner beaucoup plus de pouvoir aux marchands de pizza caoutchouteuse qu'aux philosophes. Qui ne se révolterait à cette idée ?
Mais il est bien tard, mon humaine m'a infligé plusieurs heures d'enfermement dans une caisse de tôle nommée Polo ou Clio ou que sais-je, où j'ai eu bien mal au cœur, et nous dépassions dangereusement des camions lettons remplis de pizzas surgelées roulant vers le Portugal, et Alphonse a tendu la patte par la portière et a fait affaire avec l'un des chauffeurs, qui a déjà accepté de faire partie du futur syndic de G. C. et de financer un master pro dans l'UFR de mon humaine. Un as cet Alphonse ! Quelle visibilité, quelle lisibilité !

23 novembre
J'étais tranquillement en train de lire le Journal de Kierkegaard de l'année 1851 quand mon humaine m'a sans aucun ménagement ratissé la nuque de la main (elle appelle ça une "caresse") pour me demander mon avis sur certaine relation de l'âgée que j'avais vue la veille (ou plutôt que je n'avais pas vue), qui se tenait dans cette grande maison cylindrique pareille à deux meules superposées de gruyère ou autre fromage à pâte dure.
- Je sais tout, lui ai-je répliqué. Pas la peine de m'interrompre dans ma lecture et de me meurtrir les oreilles avec ta grosse bague bon marché.
Elle est très susceptible et elle m'a regardée avec un peu d'agacement.
- Et qu'est-ce que tu veux dire par là, ma chère Krazy ?
- Tu n'as qu'à lire toi-même ce qu'écrit ce Danois mélancolique (je le lis, celui-là, mais je n'aurais pas voulu subir sa cuisine à base de poissons fumés, son salon enfumé et ses pénibles ratiocinations sur sa fiancée).
- Mais je l'ai déjà lu !
- Quand on a déjà lu, on relit, ma chère. Eh bien, tu vois, par exemple il parle des dignitaires ecclésiastiques, gras à lard, prébendés et tout et tout, qui n'abritent dans leurs cervelles corrompues qu'intrigues pour leurs candidatures, leurs avancements et leurs émoluments. Eh bien le dimanche au prêche, que crois-tu qu'ils prêchent ? Ils disent : "Il nous faut des moines mendiants... Il nous faut revenir à la pureté évangélique. Il nous faut des réformes."
- Je ne vois pas bien le sens de ta comparaison, qui est d'ailleurs fort peu laïque.
- Laïque ou pas, on s'en moque. Je parle des clercs, écoute bien. Ces dignitaires ont leur gros derrière bien assis sur des réformes depuis très longtemps, ils ont l'habitude de parler de simplicité et d'égalité. Mais pour avoir des grades et des hochets pour leur vanité, ils sont prêts à inventer des diplômes qui ne sont que du vent, à proposer sous des acronymes barbares des marchandises avariées dont on n'avait encore jamais entendu le nom. Et même ils sont prêts à écraser de tout leur poids ceux qui veulent seulement enseigner ce qu'eux-mêmes ont naguère appris de leurs bons maîtres.
- Tu n'as pas tort. C'est toi, au reste, chère Krazy, qui m'a un jour fait remarquer que sous un acronyme se cache souvent une volonté effrénée de pouvoir. On ne dit plus les mots, on les profère comme un mystère pétrifiant.
- Oui, ai-je répliqué, mais dis-donc, tu n'as pas l'air de te souvenir que c'est le jour de faire les courses, et je ne dédaignerais pas un petit morceau de foie de veau. Tu n'as quand même pas l'intention de téléphoner à un livreur de pizza ?
Là-dessus, je suis retournée à ma lecture, en pensant aux muridés étourdis qui se donnent corps et âmes à des doctrines perverses, et j'ai vu que les auteurs anciens sont bien utiles quelquefois pour comprendre le train dont va aujourd'hui la machine mondaine.


25 novembre
J'ai la tête en feu, les pattes endolories à force de patrouiller dans les dictionnaires, les griffes usées par le trackpad qui m'a servi à solliciter M. Google. Mais je ne regrette pas mes peines, car j'ai aujourd'hui bien avancé mon instruction. Mon humaine en est stupéfaite, elle qui croyait que l'inclination de ma nature, un dimanche pluvieux de novembre, était de rester étendue de tout mon long sur un sofa moelleux.
J'avais été fort intriguée, lors de la séance solennelle de l'âgée de jeudi, par la décision des muridés (et parmi eux surtout des mulots à poil ras, par ailleurs contestés) de pantomimer la loi très injuste qu'ils vitupèrent, en plein sur la place Royale, parmi les vendeurs de vin chaud, de pains d'épices et de brimborions made in china. Non, je m'exprime mal, ce n'est pas tant leur intention qui excitait ma curiosité, que les mots employés pour la dire : "ACTION SYMBOLIQUE ET SATIRIQUE, THEATRE D'UN PROCES EXPLICITANT LES TARRES DE LA LOI". Ah ! ceux-là possèdent assurément plus d'un neurone ! Voilà une combinaison de concepts qui est toute pareille à une savoureuse bouillabaisse, tant on y pêche à loisir les bons morceaux ! Je ne ronronnerai pas une seule damnée seconde sur SYMBOLIQUE, cela est trop fort pour moi. Je laisse SATIRIQUE à certains humains du 4e étage de G. C. que mon humaine appelle ses chers "collègues", et je m'arrêterai seulement à ce THEATRE D'UN PROCES EXPLICITANT LES TARRES DE LA LOI. Les TARRES ? Vous avez dit les TARRES ? Voyons un peu. On sait que le niveau monte, et en effet, M. Google donne pour TARRE 303 000 réponses, pas une de moins ! Je lus les trois premières; deux me parurent émaner d'individus vraiment très malades, et la troisième était, je crois, la recette d'une tarte. Mais si c'était TARES ? "Tare se dit figurément en Morale, des défauts qui se trouvent aux hommes et aux animaux." (Ce M. Furetière y va un peu fort en nous appliquant sa définition, mais enfin, il nous fait participants de la Morale, ce qui lui vaudra une récompense.) Bon, je retournai voir M. Google, et vis que TARE a quatre fois plus d'occurrences que TARRE ! Si la démocratie règne chez les mots comme chez les muridés, les humains et autres espèces, s'il y a chez eux tous des dominés et des dominants, alors il faut écrire TARES. Pourtant je ne laissais pas d'être encore dans le doute. Car M. Furetière, quelques lignes plus bas (au passage, j'ai lu que Tartuffe en verlan se dit Montufar...) écrit que TARRER est un terme de blason, même que "c'est une marque de Noblesse, quand l'écu est tarré de front". Les malheureux 303 000 ignorent peut-être cela, morfondus et déprimés. Rassurez-vous, tarrés de la terre, vous êtes sans le savoir la fine fleur de l'aristocratie. J'aurais eu envie de les rassurer tous, tout de suite. Mais je passai à THEATRE D'UN PROCES. Or je ne sais s'il faut admirer ce théâtre-là, ou le plaindre, ou le craindre. Théâtre d'ombres, théâtre d'agriculture, théâtre d'honneur, soit, et puis j'adore le théâtre (j'ai vu récemment "Les peines de cœur d'une chatte anglaise" et pas plus tard qu'hier au soir "l'Illusion comique", tandis qu'Alphonse, mon très cher ami, préférait de son côté une catnip-party). Mais je me hérisse à la pensée d'un procès en masques, cela vous a des relents de brûlé. Et d'ailleurs, les choses explicitantes qui se veulent ludiques sont en général aussi fâcheuses qu'un shampooing.

29 novembre
La lune était hier encore en son plein, et je comptais bien m'adonner à l'un de mes grands plaisirs, qui est de regarder un épisode du feuilleton Power Point, pendant que l'astre de Diane caresse de ses pâles rayons l'écran où défilent des créatures et des histoires prodigieuses. C'était sans compter avec Alphonse, mon très cher ami, qui est arrivé soudain très agacé, après avoir passé, me dit-il, beaucoup de temps dans les transports en commun.
Je me suis abstenue, combien que j'en aie envie, de le reprendre sur sa manie de vouloir toujours être à la dernière mode. Voilà qu'il a maintenant inventé de donner à son pelage - pourtant déjà suffisamment malmené par les vicissitudes de son existence - une apparence mate qui est paraît-il très tendance. Et pour cela il a entrepris de le rincer à l'eau sucrée ! Mais bon, à chacun ses goûts, à chacun sa complexion.
- Que t'arrive-t-il, lui ai-je demandé. Aurais-tu attrapé une puce dans l'autobus ?
- Point, répliqua-t-il avec son laconisme habituel. Mais je suis fâché à cause des mots.
- Encore les mots ! (J'étais un peu impatientée, car dans l'épisode que je regardais, le dénommé Judas, traître de profession, avait tout l'air de préparer un mauvais coup, et je voulais connaître la suite.)
- Oui, les mots. Tu n'ignores pas que pour se rendre à G. C., il faut prendre non pas une ligne, comme dans toutes les autres villes, mais une liane, la liane 5.
- Je m'en suis rendu compte, ça fait déjà un bout de temps que ça existe.
- Une liane, c'est bon dans la jungle, dans la vie sauvage. Tarzan et Jane, et tout ça. Mais nous vivons dans une ville, je pense, dont nous sommes les citoyens, même moi, qui n'ai pas de logement, et à qui les antennes paraboliques servent de toit. On veut donc nous faire croire que nous sommes dans la jeunesse éternelle de l'éden, l'innocence de l'état de nature, et que nous volons souplement d'une liane à l'autre. Or tous les jours je vois des humains recrus de fatigue, ou très âgés, qui se hissent péniblement dans ces monstres de tôle nauséabonds.
- Oui, je sais bien, c'est déplorable. (Le dénommé Judas avait rameuté des propre-à-rien comme lui et ils s'étaient armés de bâtons et de torches.)
- Mais le pire, c'est que dans leur jungle, il y a maintenant des totems.
- Des quoi ? (La situation devenait grave pour les anciens amis du dénommé Judas.)
- Des totems. Des piquets de ferraille et des pancartes au bout, avec des informations, qui te disent si l'autobus a du retard, s'il y a dedans un distributeur de croquettes, un contrôleur, etc.
- Des piquets qui encombrent encore un peu plus le trottoir, je présume (je ne les ai pas encore vus), et qui serviront de toilettes aux canidés.
- Je n'en peux plus avec leurs mots ! Un totem, c'est dans les sociétés prétendument primitives un animal qui protège un clan, auquel on rend des devoirs.
- Et qui est l'objet de tabous. C'est merveilleux ! Avec leurs mots ils ressuscitent des lois fondamentales. Tu verras que bientôt les muridés iront dévotement adorer les totems. (Le traître était en route pour aller se pendre. Tous les épisodes de Power Point ne finissent pas par des mariages.)

Le 2 décembre
Alphonse, mon très cher ami, qui fréquente assidument les poubelles, ce moyen par lequel les humains communiquent aux sociologues des données odorantes, confuses et contondantes sur leur consommation, me disait hier :
- Ils n’achètent plus à manger, ils n’achètent que des images.
- Tu crois ? Pourtant le commerce du livre d’art ne se porte pas si bien, à ce que l’on dit.
- Tu n’y es pas du tout. On voit bien que tu as le gîte et le couvert dans une maison où ces choses-là abondent. Mais ce n’est là qu’une infime partie des images qui s’impriment et se jettent journelllement dans une ville.
- Se jettent ? Tu n’y penses pas ! Quand je trouve une image, je la prends avec soin entre mes pattes, la flaire, la défroisse s’il le faut sous mes coussinets, la hume encore, la regarde attentivement et la range à sa place.
- Mais si ton humaine était docteur (Dieu merci, il ne dit pas « docteureu »), ou coiffeuse, tu n’irais quand même pas restaurer et classer ses Match, assez vieux pour exhiber l’effigie de Farah Diba, n’est-ce pas ?
Il parlait d’une de ses vies antérieures… Je réfléchis un peu avant de lui répondre. J’avais, je ne sais pourquoi, quelque menu désir féminin de le quereller :
- Eh bien si, justement. Ceux-là auraient déjà un parfum d’antiquité. Evidemment, un Match du mois dernier avec Cecilia, ce serait autre chose. (Je sais que ça l’énerve, ça.)
- Et un journal avec la photo du grand sachem des muridés bloquants, tu passerais peut-être affectueusement ton museau dessus ?
- Qui sait ? Mais c’est un vrai problème, ces images, qui ne sont jamais que des simulacres, et que l’on aime tant regarder, bien longuement, en tournant un peu la tête de côté. Les humains n’ont pas idée de tout ce que nous y voyons, eux qui se sont fait et se font des guerres sanglantes et sans fin à cause des images. Mais où voulais-tu en venir ?
- Je te l’ai dit. Hier au soir, avant le passage de la benne, j’avisai un beau sac, rebondi… ça sentait la langouste, là-dedans, quelque chose comme ça.
- Bon, épargne-moi les détails, dis-je.
- Tu sais ce qu’il y avait dedans, une boîte contenant des boîtes, et rien que des images sur carton, pizza, pintade, paella…
- Que des choses commençant par p, alors ?
- Tiens, c’est vrai ! Alors sont arrivés trois humains habillés comme des gens qui ne paient pas d’impôts, avec un chien très méchant. Je me suis caché sous une voiture, et j’ai vu qu’ils lui donnaient deux poulets qu’ils avaient sûrement volés.
- Et comment le sais-tu ?
- Ils sentaient le volé. Quand ils furent partis, j’ai pu manger la peau et la ficelle.
J’en avais les larmes aux yeux, mais ne le laissai pas voir. Comme mon humaine était absente, j’invitai Alphonse à me rejoindre à la cuisine puis sur la bergère bleue (celle qui m’est rigoureusement interdite, je me demande bien pourquoi) et lui proposai de regarder avec moi un très beau catalogue d’exposition qui vient juste d’arriver. Il s’appelle « Luca Cambiaso, un maestro del Cinquecento europeo » et raconte une exposition qui a eu lieu à Gênes.
J’expliquai à Alphonse que c’était la ville de l’admiral Andrea Doria, mais Alphonse n’aime pas entendre parler de choses trop aquatiques, sauf si ce sont des poissons ou des langoustes.
- Encore un catalogue de natures mortes ?
- Aucunement, mon vieux.
Je lui montrai alors l’autoportrait de ce Luca Cambiaso avec son père, qui m’avait beaucoup plu. Luca est bien sérieux quand l’œil un peu détourné vers le miroir où il se regarde, il peint son père dans l’atelier, son père qui lui ressemble tant mais qui montre tous les signes de l’âge. Il lui met le pinceau juste dans la bouche comme pour désigner l’organe de la parole et du conseil. J’aime ce coin d’atelier très austère où ne se voient que des modèles, et je me faufile par la pensée sur l’étagère de bois brut, derrière un buste de plâtre, sans le faire tomber, sans que l’on me voie.
- Tu as remarqué ? a dit Alphonse. Les peintres peignent saint Luc qui peint la Vierge Marie. Ce Luc-là peint son propre père. Les peintures, on n’en voit pas la fin. Ce n’est quand même pas comme les images…





Le 4 décembre
La journée avait fort mal commencé.Je m’étais levée tôt hier matin, avais pris connaissance des nouvelles du jour, et ayant lu au détour d’une page une chose propre à me faire doubler de volume à force d’emportement – certains affects ont sur notre apparence des effets qui confinent au prodige -, je m’étais précipitée en courant à la boulangerie, où je savais trouver mon humaine. Or elle se trouvait à l’intérieur de la boutique, séparée de moi et de mon indignation par une hideuse porte de verre blindé bordé d’aluminium imitant l’or massif, comme si ce temple du pain sec eût été le temple du roi Salomon ou le palais de Topkapi. Je la voyais discourir, rire, sourire, faire de grands gestes, et je ne comprenais pas un traître mot de ses propos, qui devaient à cette heure matinale être d’une banalité déshonorante. Après m’être même juchée en vain sur le rebord de la devanture, je continuais à tempêter dehors lorsque soudain, un humain s’apprêta à entrer et ainsi m’entrouvrit la porte où je tâchai d’engouffrer mes antérieurs. Hélas, la boulangère, une dénommée Ginette qui n’a ni ses yeux ni sa langue dans sa poche, m’avisa en s’écriant : « Ah ! non, pas la Krazy ! » La Krazy, je vous demande un peu ! La Ginette, bien qu’elle n’ait jamais assez de salive pour parler de ses articulations souffrantes, fut assez rapide pour clore énergiquement la porte dont l’arête coupante m’emporta net deux poils de moustache et navra mes narines. Oh ! l’inhumaine ! Et combien plus inhumaine encore mon humaine, qui me renia en cette occasion, la traîtresse, si même elle ne se répandit pas en commentaires favorables sur la législation hygiéniste de notre pays.
J’en étais là, mâchant ma désillusion, lorsqu’elle sortit enfin avec ce pain sec dont ils font si grand cas, mais qui ne vaut pas grand-chose (les pâtes sont meilleures au goût, croyez-moi).
- Mais qu’est-ce qui te prend à battre la campagne comme ça ce matin ?
- Il me prend que le blaireau-major de l’Université de Monaco…
- Et depuis quand y a-t-il une université à Monaco ? Tu veux sans doute dire Munich ?
- Non, pas Munich, mais Monaco, l'Université est sise boulevard du Prince Albert Ier...
- Je vois...
- Et quelles sont les nouvelles là-bas ? Je présume que la situation évolue de minute en minute...
Elle avait raison. On est vite dépassé par les temps qui courent. (A l'heure où j'écris il y a eu un vote contre le blocage, mais il paraît qu'il n'est pas valable, les blaireaux se sont mis à soutenir les mulots, le blaireau-major s'est énervé et a décrété qu'il fermait tout, comme ça il n'y a plus de blocus.)
Pour en revenir à ce que j'avais lu, c'était que le blaireau-major de l'Université du Prince Albert avait félicité solennellement les muridés qui là-bas bloquent, de s'être montrés si généreux et civils au cours de leur blocus, de n'avoir rien cassé, rien taché, d'avoir bien fait la poussière, d'avoir écouté aimablement les orateurs dans leurs palabres. Si responsables, a-t-il dit et écrit. Je croyais que l'on était responsable de quelque chose, de quelqu'un. Qu'est-ce que cette nouvelle manie d'enlever les compléments des mots ? S'agit-il de subrepticement les vider de leur substance ? Je le croirais volontiers. Il avait été si content, le blaireau-major, d'avoir organisé un vote électronique ! La démocratie et le jeunisme ne circulent-t-ils pas invisibles comme la grâce dans les ondes qui relient tout à tout le monde ? Le blaireau-major, la nuit, rêve qu'il monte à une tribune parmi des murmures flatteurs, et dit à tout le monde : "Je vous ai compris !" Mais il sait que ça sent un peu son tyran, de faire ça, et ça n'est pas dans les attributions d'un blaireau. Il se réveille le matin dans ses draps entortillés et il se rappelle qu'il a peur.
- Peur de quoi ? Tu divagues, dit-elle. Les draps entortillés du blaireau-major ! Ton imagination te perdra... Les blaireaux sont solides, ils en ont vu d'autres.
- Les blaireaux sont comme Alphonse. Ils ont reçu bien des projectiles. Et puis une fois, quelqu'un par erreur leur a lancé un saucisson.
- Arrête, tu m'embrouilles avec tes comparaisons.
- Mais un blaireau-major, tu te rends compte ! Avec la nouvelle loi, c'est lui qui va décider de tes fins de mois, et je n'ai pas envie que tu m'achètes des croquettes du Lidl.
- Tu t'emportes trop aujourd'hui, mais tu as parfaitement raison, ma chère Krazy, reconnut-elle. Il ne fait pas bon être gouverné par celui qui flatte ceux qu'il craint.



Le 9 décembre
La pluie tombe sans discontinuer et je n'ai même pas pu aller dans l'une de mes librairies favorites pour bouquiner. (Bouquiner, c'est regarder ça et là dans les livres, lire ici une ligne, ici une page, une table des matières, flairer ce que ça vaut, folâtrer, désirer ou fulminer, acheter ou pas, aucune importance. C'est aimer, attendre, soupirer, jubiler. Ce que c'est qu'un livre, tout de même !) Mais mon humaine a rapporté un journal tout mouillé et fripé qui sent un peu le jambonneau. Là-dedans nous avons lu toutes les deux que le blaireau-major de l'Université Arthur Rimbaud de Bacontown (décidément, on est dans la charcuterie) a jeté une chaise sur le ventre d'une muridée bloquante.
(Bon, j’ai été interrompue quasiment au milieu d’une phrase, et en voici la cause : deux employés venue enguirlander la rue, ont fait péter les plombs dans toute la maison.) Excellente leçon ! J’étais hier en émoi à la lecture des nouvelles des Universités Arthur Rimbaud de Bacontown et du Prince Albert à Monaco et des dernières aventures de leurs blaireaux-majors, et elles ne sont déjà plus d’actualité. Tel est l’événement : sensationnel le matin, le soir chassé par un autre ; le lendemain les enverra tous les deux à la poubelle parmi d’autres choses éventées.
Or se pencher en ce moment sur les affaires de ces universités, c’est comme de pétrir un coussin en polaire. (Polaire : une matière faite paraît-il à partir de vieilles bouteilles d’eau en plastique, je vous demande un peu, c’est ce qu’ils appellent le développement durable, si j’ai bien compris.) Les griffes se prennent tellement là-dedans, que l’on ne sait plus en sortir, ça vous électriiiiiise, et l’on finit par se coucher, mal en point, morose, en songeant que l’on est sur un matériau recyclé. On se fatigue à tâcher de se reposer. Dans ces cas-là, je vais jusqu’à débrayer le ronron.
Mais je suis ainsi faite que je ne peux m’en empêcher ; c’est plus fort que moi, je vais toujours pétrir et repétrir le polaire, espérant à la longue changer sa nature ou en tirer quelque chose. Eh bien, il en va de même de tous ces articles, communiqués, commentaires, horizons débats (ils n’ont jamais guetté l’horizon, ceux-là), blogs et autres ; je me figure chaque fois qu’à force de les pétrir, je vais en extraire une petite vérité, ou à défaut quelque mensonge qui mis tout nu fera encore une fort propre vérité. Toutefois, ce n’est pas si simple. Pour être sincère, il me faut avouer que je n’ai pas encore réussi à extraire de tout ça le moindre bout d’oreille de vérité. D’abord, le style colle aux pattes. Tous ces « concernant » (toujours employés mal à propos), « concerné », « concessions », « conditions », « obtention » sont « saoulants », comme l’a reconnu lui-même un mulot à poil ras. Ce sont des discours que l’on a beau arpenter en tous sens, relire plusieurs fois, à peine y découvre-t-on l’ébauche d’un raisonnement. Parfois, l’œil avide cherche à se raccrocher à un constat clairement formulé, à une passion véritable. Par exemple, « la situation est grave », reconnaissent des blaireaux qui s’avouent « préoccupés ». En voilà qui à force d’avoir longtemps puisé la tranquillité dans l’inquiétude, commencent à trouver que c’est inquiétant d’être tranquilles. Puisse leur préoccupation n’être pas trop amère !
- Ils sont seulement pré-occupés, pas occupés, me fait remarquer mon très cher ami Alphonse, qui arrive de Monaco où il a passé deux jours sur un canapé vintage, dans l’institut d’histoire de l’art et océanographie.
- Et qu’est-ce qu’il y a à voir, dans cet institut ?
- Plus de choses que n’en connaîtra jamais ta science, me répond-il avec un air de côté En tout cas, des livres que ton humaine n’a pas lus, et des drôles de poissons.
- Mais qu’irait-elle faire dans cet institut du Prince Albert ?
- De toute façon, il est fermé depuis quatre semaines. J’ai entendu dire que les blaireaux se sont enfuis pas un souterrain dans une grande maison de l’autre côté de la rue, une ancienne fabrique de tuyaux.
- Des vrais tuyaux ?
- Oui, en fonte, tout en fonte, avec dépendances.
Et nous rions doucement tous les deux, car nous nous comprenons.

Le 13 décembre
J’ai hier réussi quelque chose d’extraordinaire : j’ai acheté avec la carte bancaire de mon humaine, sur un fameux site de vente aux enchères, le cadeau de Noël que je vais offrir à mon très cher ami Alphonse. C’est un polissoir à griffes qui fait téléphone portable, appareil photo, agenda, GPS, tensiomètre, détecteur de muridé à moins de 25 pattes de distance (les mesures là-dessus sont en pattes, pouces et lignes), avec dent bleue et i-patte.
Le seul problème sera de le réceptionner discrètement, autrement dit d’être là quand le facteur paquets se présentera, et de le cacher dans le fond du placard à chaussures d’été, afin de le rendre invisible jusqu’au soir de Noël. L’année dernière, Alphonse, mon grand ami, s’est présenté bien après minuit à la cuisine où il n’a reçu que des restes alimentaires ; mais cette année, j’entends bien qu’il soit avec tout le monde au pied du sapin et qu’il ait un vrai cadeau.
Donc j’ai regardé moi aussi ce qu’il y a à vendre sur ce site, et je dois dire que j’ai été bien tentée par une petite peinture détenue par un marchand de la Chine, vendue un euro seulement, qui s’appelait « Merveille de fille à l’huile ». J’ai même pensé en faire l’acquisition pour mon humaine, avant d’être arrêtée par un scrupule. Ce n’était pas du tout de lui acheter quelque chose avec son propre argent, bien que ce fût un peu raide. Mais à la réflexion, je me dis que j’avais déjà vu ailleurs cette merveille de fille à l’huile. Qu’était-ce donc ? Oui ! En effet, c’est une jeune fille au turban peinte par cet Italien portant un nom dont je ne me rappelle pas, qui est je crois celui d’un fromage… Ce qui veut dire que ces Chinois ne se gênent pas pour vendre un euro des copies de peintures qui valent des millions ! J’ai eu de la chance : je vois d’ici mon humaine déballer le paquet. Que d’exclamations ! Quelle histoire elle en aurait fait ! le ridicule eût été sur moi jusqu’à la consommation des siècles.
Ce qui fait que je ne sais pas encore ce que je vais lui déposer au pied du sapin. Probablement un muridé, comme d’habitude. Un cadeau classique, en somme. Il n’est pas possible d’être toujours à la pointe de l’originalité.
Par la même occasion, j’ai vu que certains muridés du sud du pays avaient mis en vente leur propre université, leur propre « alma mater » ! L’idée est drôle, à n’en pas douter. Même Gabriel-City a failli subir le même sort voici quelques semaines. Cette dérision-là, j’y vois du désespoir, le désespoir de constater que tout se vend, tout s’achète. Qu’est-ce qui échappe à la frénésie de la marchandise ?
Même nous autres, nous avons un coût. Notre vie parfois ne tient qu’à un fil, si nous ne sommes pas de noble extraction. Notre entretien n’est pas gratuit, bien que de très sérieuses études aient établi que nos ronrons réduisent les dépenses de santé des humains. (J’entends dire à la radio que le pouvoir des chats est actuellement la première préoccupation du gouvernement.)
Oui, qu’est-ce qui est gratuit ? Des capitalistes cyniques (des chiens, dis-je, et je me hérisse fort à ce mot) ont trouvé que même le « supplément d’âme » était une marchandise, l’ont appelé « la culture », et en font le commerce à grande échelle. Un musée n’est plus rentable ? Déblayez-moi ça ! Les cinémas d’art et d’essai ? Les gens n’y mangent rien, fermez-les !
C’est la loi d’airain du monde depuis que le monde est monde, dirait Alphonse, mon très grand ami, qui a médité très avant sur ces choses-là, par les froides nuits sans lune près de poubelles en plastique hermétiques. Mais le pire, ajouterait-il, c’est que ce qui ne s’achète ni ne se vend n’intéresse plus personne. Un recueil de poèmes sur l’odeur de la rosée matinale : nul, zéro ! Le récit d’une sieste remplie de rêves idiots : pas vendeur !
Certes, je tiens pour ma part plus d’une idée de livre à succès : « Comment j’ai accouché sous X » (dans le tas de bois en montant la rue à droite) ; « L’enfer des cages » (quand mes cinq enfants sont partis à la SPA d’où ils ne sont jamais revenus) ; « Népétard » (l’univers des drogues douces), voire « Les muridés et le lard. Etude sociologique ». Je suis bien certaine que ces livres marcheraient, que l’on en ferait même des scénarios (la fortune !)
Mais bon sang, je n’ai que des sous dans la tête, aujourd’hui ! Allons faire une bonne balade, ça nous fera du bien. Jusqu’au frigo, au cas où la porte s’ouvrirait toute seule…



Le 20 décembre
Dix-huit heures et mon humaine n’est pas encore rentrée ! Dieu sait où elle aura encore échoué ! Est-elle dans un train en panne ? Que de temps elle passe dans des trains arrêtés en rase campagne, souvent stoppés net, paraît-il, par des désespérés qui ayant jugé la corde, l’épée et la ciguë trop peu modernes pour eux, ont voulu que le TUR (train ultra-rapide, je crois que c’est le nom exact), empyrée roulant pour décideurs, fracassât leur pitoyable destinée ! Oh, le prestige sur les pauvres petites âmes humaines des technologies avancées ! Comme nous pensons à leur misère, derrière nos paupières jamais tout à fait closes, quand nous fainéantons, enroulés dans un sommeil tour à tour sincère et feint ! Qui sait quels pensers secrètement compatissants tiennent ensemble la machine du monde, par quels infimes circuits se fait la cohésion de tous ses morceaux et pièces ? Assurément, nous y avons part, nous autres, comme tous ceux qui ont l’air de ne pas y toucher, de contempler, superpassifs et débranchés, l’agitation furieuse et désordonnée des molécules.
Je ne sais trop d’ailleurs, sauf par ouï-dire, ce que sont ces trains où elle passe tant de temps. Alphonse, mon très cher ami, les connaît, lui, et même ne désespère pas de monter un jour dans un avion, voire dans un de ceux qui laissent derrière eux dans la nue ces fantastiques sillages… Voilà comment il s’y est pris pour aller dans un train.
Ce fut extrêmement simple, d’après lui, de suivre dans la rue quelqu’un qu’il connaît, un député au Parlement, à l’heure où l’Aurore aux doigts de rose déclenche le ballet des balayeuses municipales. De le suivre, dis-je, jusqu’à la gare où tous les mardis il prend le premier train pour Paris. Il possède une valise à roulettes surmontée d’une coupole pareille à la tente que le sultan Hosayn dressait dans son jardin de Hérat, si l’on en croit le « Verger » du poète persan Saadi, mais c’est une coupole molle où le député, qui n’a rien d’un sultan, met son pyjama et plein de papier.
Quand le député eut acheté un journal qu’à peine payé il déplia fébrilement pour voir si on y parlait de lui, Alphonse mon ami très cher tira prestement la fermeture éclair de cette coupole et se glissa dans le pyjama qui sentait l’eau de toilette bon marché, odeur qui ne quitta son pelage qu’après un stage non rétribué au Marché Central.
Ainsi dissimulé à la vue, baignant dans des fragrances complexes dues à la munificence d’une femme illégitime, Alphonse, mon bon ami, s’est retrouvé dans un petit studio meublé en plastique près du Palais-Bourbon. Il a même été photographié tout près des chaussures du Premier Ministre, M. Fillon, et ces chaussures étant noires, Alphonse ne ressort pas du tout, sauf qu’il est plus mat, plus terne, pour tout dire.
Alphonse, amico mio, est revenu le soir même de la même manière et c’est tout ce qu’il a vu de la capitale, c’est bien peu.
- Non, je ne suis pas allé voir une exposition, s’est-il excusé sans que je lui demandasse rien. Tu penses, je n’aurais pas pu entrer.
- Et pourquoi pas ? Tu pouvais bien passer une journée entière au Grand Louvre sans que l’on te dise rien.
- J’irai voir le Petit Louvre à Abou Dhabi, a-t-il répliqué sans se démonter le moins du monde.
La vérité, c’est qu’Alphonse avait bien peur de se perdre dans Paris, et appréhendait de traverser la Seine, fût-ce à patte sèche. Il n’est pas aussi intrépide qu’il s’en donne l’air, et n’est citadin que de petites villes.
Quoi qu’il en soit, il a fait, lui, l’expérience de ces longs serpents glissant sur rails où s’entassent des humains munis de bouteilles d’eau, de fils dans les oreilles et de jeux de lettres qu’ils complètent laborieusement, dans la créance où ils sont que cela entretient le souple et le délié de leurs cervelles. C’est du moins ce qu’Alphonse, mon bon ami, m’a affirmé, ayant pu en entrevoir quelque chose quand il était dans le pyjama du député, dont il ne sait pas exactement de quel bord il est, grave lacune.
Ce train d’Alphonse a même eu du retard, et il fallait voir le député s’emporter, lui dont le pyjama, en plus, transbordait un animal sans domicile, quoique prêt à lui donner des conseils non payants sur la réforme de l’Université !
« Tout le monde va quelque part », a tout à coup dit un contrôleur arrivé dans le train comme une apparition, et Alphonse, qui généralise tout, a admiré que ces contrôleurs fussent de très profonds métaphysiciens, que l’Etat paie (pas assez selon eux) pour proférer dans les trains en retard des apophtegmes à côté desquels ceux d’Héraclite sont dignes de l’amuseur Bigard. Ces apophtegmes en tout cas ont la vertu d’arracher promptement les voyageurs à leurs jeux de lettres, et de les faire s’emparer de leurs « mobiles » (on n’en a jamais vu aucun se mouvoir, même une limace est plus mobile qu’un mobile) pour annoncer à tous leurs parents et alliés : « Chuis dans le train, il a du retard. »
Ils sont dans le train mais ils ne savent pas où ils sont, m’a révélé mon humaine. Ils vont jusqu’à confondre Culmont et Chalindrey, Laroche et Migennes, et se figurent que Mâcon est assez près de Vittel. S’ils aperçoivent une taupinière du côté de Reims, certains déclarent dans le mobile à leurs amis et bienveuillants qu’ils approchent des Vosges.
Huit heures du soir, elle n’est toujours pas là, et je n’ai plus que trois croquettes, collées au fond de mon assiette (au coq des Islettes, avec pas moins de trois fêles qui me font bien souffrir). Je vais tâcher d’appeler Alphonse, mon ami très cher, sur son mobile. Si ça se trouve, il amènera Lazare, son ami à lui et par conséquent à moi aussi, ils auront trouvé le dernier numéro de Gala, où nous regarderons ensemble le reportage sur les muridés à grosses oreilles de Marne-la Vallée, des non-bloquants, bien sûr.
- Chuis dans l’oreiller, lui dirai-je, elle a du retard.

Le 26 décembre
Oh ! le bolduc doré ! Oh ! le poinsottia ! Oh ! les crèches en « composite » (émerveillable métonymie) made in china d’où Saint Joseph, tel un père de famille moderne et décomplexé, s’est mystérieusement absenté, remplacé par un roi mage si mal peint qu’il a l’air d’avoir des rouflaquettes de voyou ! Et les nourritures rares, coûteuses et compliquées qu’étalent les réclames saisissantes des hostelleries et les recettes des magazines à l’usage des catéchumènes de cuisine : du faisons, du capon, du dindon, du sang-à-lier, du turbin, du faux-gras, du cafard, des douzaines de huit et de neuf, des marrants, du loir farci, du pain d’âne, du champoigne, de l’oxyboldine, et le pire, des bûches… Ces choses-là envahissent les tables avec grand et odieux branle-bas de vaisselle qui ne sort jamais ! Pendant ce temps, paraît-il, le Saint Père à Rome se met à parler toutes les langues humaines (pas la nôtre pourtant, c’est ça qui ferait sensation) et l’on ne sait ni détruire ni garder le papier cadeau, ce bruissant symbole de vanité où j’aimerais tant à me bâtir un empire éphémère ! Sans parler des enfants (aussi dénommés « gosses ») dont c’est la fête et qui en incarnent l’esprit avec la désinvolture propre à leur âge et à leur éducation-très-soignée. Sans parler des « contes de Noël », genre littéraire qui sent un peu le remède, et de toute façon définitivement « écrasé » par la stature de M. Dickens !
J’ai heureusement échappé à tout cela et au reste.
Alphonse, mon grand ami, ne peut pas dire autant, lui qui avant d’amener à la porte de notre cuisine son poil rêche et son compagnon Lazare un peu alourdi par la moitié d’une boîte de cafard d’élevage, avait partagé les divertissements natalistiques d’un vice-blaireau-major et de sa famille, qui avaient souhaité accueillir des pauvres à leur gamelle. Mais il y a peu à dire de leurs aventures, sauf qu’ils ont eu les oreilles écornées par des cantilènes et des propos de table où ressortaient les mots « excellence » et « récurrence ».
- Et la fameuse loi ? Ont-ils parlé de la loi ? ai-je demandé.
- De quoi veux-tu qu’ils parlent, si ce n’est de la loi ? Ils ne savent parler d’autre chose. « Elle ne va pas assez loin, cette loi. Si c’était moi… », a dit le vice-blaireau-major à son épouse et à ses enfants, avec une acrimonie qui cadrait mal avec les bougies. Si bien que nous en avons eu assez. Au fromage, il avait même sorti son projet d’évaluation externe de la Cabane des Cognitions Humanoïdes !
- Ainsi êtes-vous venus ici directement ?
- Oh ! oui, ont-ils miaulé d’une seule voix. Ici l’on sort au dessert le Vasari et le Tabarî…
Alphonse n’a pas paru faire grand cas de mon cadeau, mais peu m’importe, parce qu’il m’a offert de son côté quelque chose qui ne s’achète pas, qui ne se revend pas sur e-bay, certaine mimique et approche de museaux, un de ces signes de profonde affection et confidence que nous échangeons, nous autres, dans un secret imperscrutable.
Mais Alphonse avait apporté pour mon humaine une fort propre figurine en « Sfarofski » représentant un muridé. Comme je m’en étonnais un peu, il me dit que c’était très facile de se procurer aux moindres frais ce genre d’objets, qu’il suffisait de suivre les couples en voie de désunion, il arrive qu’ils se jettent à la figure leurs présents.
Et moi, eh bien j’ai trouvé au pied du sapin une merveilleuse balle en forme et figure de globe terrestre, que d’une pichenette je fais rouler aller et retour sur les planchers dans cette vieille maison qui penche si opportunément.
Une maison en pente douce, un monde à tenir entre mes pattes. Que demander de plus ?

Le 30 décembre
Il y avait un certain temps que je n’avais mis les pattes au Musée. Hier, m’arrachant à la chaleur toute nouvelle d’un nouveau plaid en mohair, résolue, bravant l’humidité, j’ai fendu la foule des humains suant de convoitise devant les devantures pleines des kdos qu’ils n’ont pas eus à Noël. Et je suis allée revoir ce fameux Musée.
Ce Musée est en rénovation depuis des années et va l’être encore pendant un temps très long. C’est qu’il s’agit là d’une rénovation majeure avec enjeux, pas d’un simple petit époussetage. On peut déjà imaginer ce que sera la dépense cérébrale occasionnée par son inauguration.
Le nouveau conservateur qui va mener à bien cette grande entreprise est un certain M. Loriot, aidé par un certain Berlingot, cocker de formation. Je connais un peu ce M. Loriot parce qu’il est venu dîner à la maison (sans Berlingot, heureusement). Grâce à lui, j’ai appris plein de choses sur notre sympathique fourbi. M. Loriot a dans la tête une multitude de fiches qu’il vous récite très volontiers sans jamais se tromper.
Je me rappelle toujours avec plaisir que nous autres sommes conservateurs avant tout (plutôt que professeurs, n’en déplaise à mon humaine). J’ai donc en principe avec ce M. Loriot une affinité naturelle (pas aussi forte toutefois qu’avec un célèbre ancien conservateur, auteur, lui, de tout un merveilleux livre sur les œuvres d’art que nous avons inspirées).
Oui, nous sommes conservateurs par nature, ainsi sommes-nous dispensés de passer les concours. Conservateurs, c’est-à-dire que nous n’aimons guère le changement. J’ai même une fois fait une grève de la soif parce que l’on avait remplacé la soucoupe de ma tasse, en faïence d’Aprey, par une espèce d’écuelle genre Ikea. Je crois bien qu’alors le mot « snob » a été prononcé. Mais je proteste : ce n’était en rien du snobisme, c’était une révolte contre le changement.
- Mais, ma chère Krazy, si rien ne change, les choses ne vont-elles pas glisser sur leur pente négative, leur pente de destruction ? m’a demandé mon humaine. Tu n’as jamais entendu parler de l’entropie ?
Alors là, elle touche un point sensible de ma physique et de ma philosophie personnelles, d’après lesquelles l’énergie inutilisée et inutilisable est au contraire ce qui empêche le monde de tomber en poussière, parce que la sieste bien comprise est le moteur de toutes choses. Or elle se figure qu’avec son ordinateur et son aspirateur, elle résiste aux structures dissipatives. Quelle erreur ! Je ne prends même pas la peine de répondre à ça. Car je sens que nous en viendrions à une funeste incompréhension réciproque, et que je finirais par lui sortir mon argument ultime contre le concept même de progrès. Cet argument est relatif à notre vie dans l’Egypte pharaonique (ma famille maternelle peut faire remonter son arbre de ligne jusqu’à l’époque des Ptolémées seulement), qui valait un peu mieux que celle de M. Moubarak, il me semble.
Le bien-fondé de ces idées trouve sa justification dans le spectacle qu’offre actuellement le Musée, je suis au regret de le dire. On m’objectera certainement qu’il ne se présente actuellement que dans un état transitoire, que sa rénovation va le conduire au stade de la perfection. Qu’il était vieillot, d’un romantisme désuet, peu scientifique et que cela finissait par devenir dangereux pour les objets eux-mêmes. C’est absolument vrai.
Mais j’entends du bruit. DES GENS ! J’arrête pour aujourd’hui.

Le 1er janvier 2008
Bilan, perspectives et résolutions ! Inventaires, renaissances et desseins en tout genre ! J’en ai déjà les oreilles fatiguées. Je n’en dirai pas un mot.
Oh, les mots ! A les faire un peu rouler sur mes parquets (toujours en pente, mais douce), je vous les pèle proprement, moi ! Ainsi de « réforme », qui fait courir sur mon échine des voltages excessifs ! Je prétends que lorsque l’on a la volonté de réformer une chose (et l’on pourrait peut-être commencer par se réformer soi-même), c’est parce qu’elle ne marche plus, qu’elle est pleine d’abus insupportables et produit des effets nuisibles. Réformer, c’est donc mettre fin à des maux, avec résolution.
L’on apprendra de ma plume indiscrète que mon humaine a rangé son « bureau » ; ma méditation sur la « réforme » provient directement du temps que j’ai passé à la surveiller au chaud sous la lampe, plongée que j’étais par ailleurs dans le vieux livre de Léon Halkin sur Erasme, l’humaniste au nez et à l’esprit effilés. Je ne sais pas grand chose des maux dont était affligée l’Eglise au début du XVIe siècle, nos annales ne nous ayant pas laissé beaucoup d’informations sur notre vie au milieu de l’incurie de la Curie à l’époque de ces Jules II et Léon X. Si maux il y a, il faut bien entendu y porter le fer salutaire, non pas se contenter d’empiler des rectifications sur des calamités. Le mot « réforme » n’a pas plus de valeur de nos jours qu’une campagne de soldes dans une unité de vente de distributeurs de croquettes made in China. Se souvient-on de l’expression « bête de réforme » ? Les bovins, oui, savent bien ce que cela veut dire : hélas, cela veut dire que se profile à l’horizon le camion frigorifique. Quant au mot « reformatio », qui signifie une véritable métamorphose, il a été entièrement oublié. Et voilà pour l’Université, que l’on met régulièrement à la réforme bien qu’elle ne soit quand même pas un animal de boucherie. A bas la réforme, vive la «reformatio » !
Mais ce n’est pas du tout ce dont je voulais parler. J’en étais l’autre jour au Musée et à ses problèmes lorsque j’ai été interrompue par des fâcheux. Or justement, cette nuit, pendant que les fêtards fêtaient, que les pétards pétaient et que les étants étaient, avec Alphonse mon très cher ami nous étions tous les deux dans la buanderie, assis sur des chiffons à poussière et faisant des projets muséaux. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, si nous nous trouvions en ce lieu ancillaire, ce n’est pas du tout parce que nous nous y étions réfugiés. Nous y étions par choix. En effet, il y a là certain observatoire incomparable sur l’ensemble de la maison, y compris sur les occultes boyaux et détroits par lesquels s’introduisent de temps à autre les muridés. Or Alphonse a eu l’idée – il a toujours cent idées à la minute, mon ami – de faire de cet endroit un atelier d’artiste et une galerie, une sorte de « frac », m’a-t-il déclaré (je l’imagine déjà aux vernissages avec un nœud papillon autour de son cou musclé par la gymnastique sur les gouttières et antennes paraboliques). Il a trouvé le nom : ce sera LA BUANDERIE, tout simplement. Il y a dans d’autres villes « la Laiterie », « le Silo », « la Déchetterie », « le Dépôt », « la Filature », « le Casse-Auto », « la Manufacture » et des lieux célèbres de ce genre voués à l’Art et au Beau, m’a-t-il expliqué. Il est temps qu’il y ait ici cette BUANDERIE.
Alphonse, mon très grand ami, voudrait que je sois à l’accueil et que je m’occupe en outre du site et du blog, « de la com » comme il a dit. D’emblée, je me sentis flattée, à cause de la petite fierté que je retire de mes compétences en informatique. Toutefois, il me parut que ce serait fort astreignant, et surtout, que les appâts du genre féminin, dont la Providence m’a assez bien pourvue, je le dis sans la moindre vanité, n’ont pas à servir de faire-valoir à une telle entreprise.
- Je verrais mieux un CDI pour un étudiant qui en a plus besoin que moi, lui dis-je.
- Bon, d’accord, tu as raison, répondit-il, car il a a quand même du jugement et n’est pas têtu, ce qui est un grand signe d’intelligence. Nous demanderons à ton humaine.
J’étais bien contente. Une fois de plus, nous étions d’accord. Nous passions donc d’une année à l’autre en faisant de concert des plans aussi utiles qu’agréables, ce qui nous met sous d’heureux auspices.
- Nous commencerons par un partenariat entre LA BUANDERIE et le Musée, a continué Alphonse. Il faut en parler à Messieurs Loriot et Berlingot.
- Si tu me promets de ne pas voler dans les plumes du Loriot, ni de sauter toutes griffes dehors à la truffe du Berlingot, je veux bien demander à mon humaine qu’elle les invite. Mais ça fait déjà deux requêtes à formuler. C’est beaucoup. En plus, elle est très occupée en ce moment. Elle écrit des souvenirs.
- Elle est donc si vieille que ça ? s’enquit Alphonse, mon bon ami, avec une certaine irrévérence.
- Je crois que ça n’a rien à voir avec l’âge.
- Mais est-ce qu’on peut compter sur elle, oui ou non ?
- Disons que oui. Mais raconte-moi ce que tu veux faire à l’occasion de ce partenariat. Il faut que je prépare le terrain.
Le terrain au sens propre, nous avons commencé à le préparer, en faisant prévaloir l’idée sur la réalisation, a insisté Alphonse. La chaudière servira de cimaise pour les grands formats. La question de la lumière sera reposée. Le « meuble des matériaux » fera l’objet d’un nouveau questionnement. Le coin entre la machine à laver et l’évier sera dévolu à la vidéo. Le panier à linge est un en-soi sur lequel Alphonse a pris des notes dont il pense qu’elles deviendront une référence essentielle. Un ventilateur défaillant deviendra l’emblème de l’objet défaillant quand il défaille, tandis qu’une chaise revisitera l’icône de Marie-Madeleine.
- Mais le partenariat ? ai-je insisté à mon tour.
- Je veux faire une performance avec « la Femme à la puce » du dénommé La Tour.
- D’abord, ne dis pas « la Femme à la puce », mais « la Servante à la puce ». Mon humaine a démontré que c’était une servante, et elle est très chatouilleuse là-dessus.
- Chatouilleuse ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
(Il m’ennuie. Rien à répondre à cela.)
- Je n’ai pas encore tout mis au point. Mais il y aura un écran plat sur lequel on verra cette femme en chemise s’animer, se lever. Un muridé de l’espèce domestique apparaîtra soudain, et la femme ou servante épouvantée grimpera sur la chaise en serrant autour de ses genoux sa chemise de gros chanvre, en faisant tomber la chandelle. Le noir sera le noir. La proposition artistique du La Tour débouchera enfin sur sa base théorique ultime.
(Débouchera quoi ? Je suis accablée.)


Le 5 janvier
A nouveau Alphonse, mon très grand ami, a pris le TTV (train très véloce) ! Et à nouveau dans le bagage d’un élu ! Cette fois, il s’agissait d’un sénateur chargé de la Culture ! La technique d’Alphonse est désormais parfaitement au point : il se pointe à la librairie ferroviaire « Respite », guette l’élu et pendant que celui-ci effeuille les tabloïds à la recherche des colonnes qui le célèbrent, il fait prestement glisser la fermeture à glissière et s’engouffre dans l’espace laissé libre entre la brosse à dents et la brosse à reluire. Il n’a plus qu’à se laisser rouler dans Paris sur les roulettes du petit véhicule. A l’arrivée, il a juste les oreilles cassées par le roulement et les reins un peu meurtris.
Le sénateur a pris possession d’un agréable pied-à-terre rue de Vaugirard et s’est rendu aussi sec à un rendez-vous tandis qu’Alphonse, se désincarcérant à force de griffes, se trouvait sur une épaisse moquette pâle, nez à nez avec une créature de notre genre nommée Jane-Odette, une très bavarde bobtail japonaise.
- Ne reste pas planté là, lui a-t-elle dit aussitôt, viens donc avec moi voir l’expo Archie Boldo. Après, on ira chez Ladurée, ils ont de nouveaux Whiskas.
- Tu es sûr, très estimé Alphonse, l’ai-je interrompu, que ce n’est pas « Arcimboldo » Giuseppe (1526-1593) ? Mon humaine a vu cette exposition, et pendant qu’elle y était, j’ai lu derechef plusieurs livres sur ce peintre si original et sur la cour de l’empereur Rodolphe II, toutes choses d’ailleurs fort bien connues du public cultivé depuis les travaux de cet Américain, le professeur Thomas DaCosta Kaufmann.
Je sentais la jalousie me pointiller quelque peu et commençais à me revancher en étalant mes connaissances, expédient nul en pareil cas, comme chacun sait ou plutôt ne sait pas, puisque les sentiments nous font toujours retomber dans les mêmes ornières.
- Certes, a répondu Alphonse, mais je ne crois pas que nous parlons de la même chose. Jane-Odette m’a emmené dans une galerie de la rive gauche où un plasticien roumain, Archibald Grigurescu, bénéficie du mécénat de la branche infision pour le foie de l’Oréal pour faire des installations avec des primeurs d’après le portrait de Rodolphe en Vertumne. C’était une présentation privée, et…
Je ne le laissai pas continuer, j’étais submergée par l’émotion. Je n’y comprenais rien ! Je le sentais s’éloigner de plus en plus de moi et de notre petit monde familier. Qu’était-ce qu’une « infision » ? qu’une « installation » ? Fallait-il absolument en passer par ce jargon pour mener à bien son projet de la BUANDERIE ?
- Laisse-moi poursuivre, a repris mon ami Alphonse. (Oui, vraiment un très bon ami.)
- Mais, mais…
- Ecoute-moi, te dis-je. Tu ne devineras jamais qui j’ai vu dans cette galerie. Le sénateur ! Alors Jane-Odette m’a présenté, elle a dit que j’étais son « pote », que j’avais un vécu super, des tas d’idées, qu’« en fête » je pourrais développer le concept d’Archie Boldo en région, si seulement on me donnait un petit coup de pouce. Mais le sénateur, il n’avait pas l’air « en fête » du tout, il n’était pas emballé, il était soucieux…
- Il avait d’autres xxx à fouetter, sans doute. Mais pourquoi dis-tu toujours « en fête », « en fête » ?
- Je ne sais pas, tout le monde le dit.
- Raison de plus pour ne pas le dire. Et alors, comment es-tu rentré ?
Alphonse était un peu penaud. Je pense d’après l’odeur « sui generis » de son pelage rêche qu’il a été bien content de trouver un camion qui allait de Rungis à notre « région ».
- Et ton humaine, qu’est-ce qu’elle en a dit, de la véritable exposition Archi…blondo… ?
- Arcimboldo Giuseppe (1526-1593) ! Elle a été très contente de revoir les tableaux qu’elle connaissait, mais ils n’étaient pas toujours bien éclairés. Il y en avait qu’elle n’avait jamais vus, par exemple un qui n’avait jamais été exposé, une très belle allégorie synthétique des Saisons, que le peintre avait voulu offrir à son ami le poète Comanini. Les objets du cabinet impérial de l’art et des merveilles sont d’ordinaires visibles à Vienne, mais ils étaient très bien choisis, et c’est toujours un tel plaisir que ce mélange de la peinture avec d’autres objets de délectation et d’étonnement ! Et puis les projets pour les fêtes, les dessins sur l’élevage des vers à soie, que l’on n’avait jamais vus qu’en reproduction !
- Il n’y avait pas trop de monde ? a demandé Alphonse presque timidement. J’ai vu la file s’étirer tout autour du grand jardin qui est près de ce palais du Lustembourg.
- Du Luxembourg, qu’on dit ! Bien sûr qu’il y a la foule dans ces expositions. Je crois savoir qu’il y a beaucoup d’enfants. Les parents prétendent montrer en détail à des putti de deux ans tout au plus les effigies de toutes ces archiduchesses. Au bout d’un quart d’heure, ils sont tous excédés et les têtes composées les font soupirer après une expo de cucurbitacées en plein air.
- Alors ils n’avaient qu’à aller voir l’enfer de la TGB, a cru bon de répliquer mon pauvre cher Alphonse.
Et moi :
- Cette Jane-Odette, à la longue, tu aurais compris qu’elle n’était pas ton genre…