mercredi 30 avril 2008

Mourir au monde pour accéder aux célestes plaisirs







Le 30 avril
A moi les redresseurs de torts ! Au secours, défenseurs des comprimés (j’ai remarqué que l’on ne dit plus très souvent « opprimés » mais de préférence "oppressés", aussi proposé-je « comprimés ») !
Toussensembleu, pétitionnaires !
Me voici comme l’humble tisserand de soie qui désespéré par la servitude, dans une cave mal aérée fabrique la vêture somptueuse des puissants ; je suis présentement comme la mouche qui va laisser sa vie dans une jatte de lait ; ou celui qui à l’aise comme un pape ( ?) ayant confié sa vie à une nef voguant sur l’onde amère, prêt d’arriver au port fait naufrage ; ou encore comme un roi d’échecs se morfondant au fond du sac avec les autres pions ; comme le centaure qui préféra la mort à l’immortalité pour ne plus avoir à supporter les vexations des méchants ; comme un décharné harcelé par les inspecteurs du fisc en vue d’un « redressement » ; comme un poisson qui avec l’amorce mord sa fin funeste ; etc., etc.
J’en ai assez de contempler la chemise et la lance de frêne de M. Saladin, soi-disant et mal-disant champion oriental du « Respice finem » ; ou les jeunes vipéreaux qui en naissant déchirent le flanc de la vipère leur mère ; ou la guenon qui étouffe son petit à force d’indulgence maternelle (au lieu de le confier à une super nanny à grosses lunettes) ; ou la vache qui rit ; ou même le phénix unique au monde renaissant de ses cendres.

Je n’en peux plus des ivrognes, des paillards, des babillards, des vieillards luxurieux, des flatteurs de cour, des amis jusques zà la mort (ou après elle, ou dans elle, ou par elle), des hermaphrodites carrément fous, des fossoyeurs à casquettes de turfistes dessinés par M. Woeiriot pour Mme de Montenay, des Muses et de la courtisane Laïs, d’Ixion avec son bizarre appareil de musculation, des pourceaux d’Epicure et du coquillage appelé « le pourpre » avec sa langue pendante, des putti jouant avec des crânes comme si c’étaient des lego, de l’épée au-dessus de la tête du tyran. Assez des sabliers et des chouettes ! Assez des mites stupidement amoureuses de la flamme des chandelles ! Je finirai même par en avoir assez de la connaissance des bonnes lettres, sans laquelle la vie est une mort civile. Tant pis ! Je n’en peux plus !

Si je me lamente ainsi, c’est que depuis des jours, je n’ai plus accès au trackpad de mon bon vieil ordi. Je suis sur une petite chaise pleine d’incommodités (nouvelle invention), probablement destinées à humilier en moi « le corps verminant » (il est vrai que l’on m’a purgée la semaine dernière), ou à éteindre le feu de la concupiscence – ou encore à rabaisser ma superbe – et je regarde l’écran où défilent d’incroyables niaiseries : mon humaine est pour l’heure frénétique à cause de certain articulet emblémiste bien macabre dont elle n’a même pas encore trouvé le titre… Or cela est à rendre pour janvier de l’année en cours, d’après ce que j’ai cru comprendre.
De temps en temps, elle se tourne vers moi l’air sévère et interrogateur, comme si je pouvais lui être d’un secours quelconque. Car l’âme des bêtes (pas de toutes, toutefois) est censée abriter la solution des grandes énigmes de la vie et de la mort. Laissons les misérables humains s’abuser de cette créance, leur illusion nous est plus profitable que nuisible. Mettons notre menton entre nos pattes benoîtement repliées l’une contre l’autre, feignons le sommeil.
- Pourquoi, ô félin hiéroglyphique, mets-tu ta patte dextre et ta patte senestre en forme de « fidei simulacrum » ? demande-t-elle.
Que voulez-vous répondre à cela ? Attendons que le temps passe. Et il passe vite… « Toutes choses pendent à un tendre fil », la vie n’est qu’un couloir et il n’importe que de n’être pas pris au dépourvu quand on daignera me donner du fromage blanc.

mardi 22 avril 2008

In the country


Le 15 avril
Quand je vois le fer de la bêche entamer la glèbe, je crois toujours qu’il va mettre au jour « l’Hercule tenant l’Enfant avec la peau du lion ». Chaque fois, je suis déçue. Mais aujourd’hui, j’ai vu sortir de terre un petit fragment d’assiette en barbotine. C’est ancien. Or qu’en ferai-je ?

Le 16 avril
J’ai bel et bien oublié à la ville le cordon de l’ordi, cet appendice qui sur les parquets ondule en replis tortueux, et sans lequel le miracle de technologie de M. Apple se révèle plus muet et stupide qu’un bout de ferraille tombé l’été dernier d’une moissonneuse-batteuse, objet sans mémoire ni avenir.

Le 16 avril
J’aime à respirer les profondes senteurs des jeunes plants de buis cueillis naguère à la lisière d’un bois puis repiqués avec succès au jardin. Ce bois est sur le territoire de ce qui fut à la fin du Ier siècle avant Jésus-Christ une opulente cité romaine. Nous autres, nous aimons le buis. Que dis-je ? Nous l’avons en adoration. Son caractère sacré ne nous échappe pas. Je m’enivre de l’odeur de liturgies qui ont plus de deux mille ans (qui m’auraient peut-être cassé les pieds en leur temps) !

Le17 avril
Fait la connaissance d’un voisin, le dénommé Bougnat, noir avec une espèce de petit foulard blanc. Je le vois souvent occupé à démolir en sautant dessus un antique mur de pierres sèches que son propriétaire, féru de doubles-tournettes à moteur débridé et de squads, ne saura jamais réparer.
Je pourrais admirer pendant des heures un beau mur de pierres sèches, exemple de la variété et de l’unité qui président à l’existence des choses bien conduites. Il y a mur et mur. Dans un beau mur se voit – se lit comme à livre ouvert – l’art de celui qui l’a élevé.
Il n’y a pas deux pierres semblables, chacune a son rôle et pour ainsi dire sa personnalité, même les petits rogatons que l’on a employés ici et là en guise de cales. Chacune a son calibre, toutes sont liées. Chaque lit superpose un plein au joint de l’assise inférieure. Les chaînes horizontales bien parallèles sont un matelas dunlopillo à mon échine. Au sommet, deux rangées de tuiles rondes me font un boulevard tapissé de saponaires et de joubarbes.
L’humain qui a donné à Bougnat son nom arverne, laborieux et charbonneux, a-t-il même vu qu’il y a un mur ? Et tant mieux, car s’il s’en avise, il maudira ce vestige et se mettra à bétonner.

Le 18 avril
Bougnat prétend recueillir sur « 68 » ce qu’il appelle « des témougnages », ce que « 68 » fut, ce que « 68 » ne fut pas, les pour, les contre, ceux qui veulent et ceux qui ne veulent pas en finir avec « 68 ».
- 68 a commencé avec Vatican II, lui dis-je.
Hélas, Bougnat est radicalement laïque et même bouffeur de curés. (Il y a ici une vieille tradition de ce mode d’alimentation, qui remonte au moins à 89.)
Dans sa quête des témougnages vécus (dans une vie antérieure, cela va sans dire), Bougnat n’a pas grand succès. Il y a bien le Gros Gris de la rue Raymond Poinrond qui a fait l’expérience d’un retour à la terre sur le ban voisin, contre l’avis de ses père et mère : il s’est brûlé les joues en voulant fumer (au lieu de mâcher) le népéta, notre herbe à rêves, et ce fut un échec, son élevage de muridés. Le Vieux Blanc de la rue Sous les Vaches, lui, est allé au chef-lieu où il a milité avec les miaouistes : il aime à raconter ses barricades, ses garde à vue, mais il s’embrouille un peu dans ses vies, il lui arrive de confondre Cohn-Bendit et Maginot. La Rousse de la rue des Canards a elle aussi un beau passé militant, elle a porté les banderoles du MLC : elle a mal fini, à présent elle frotte les douleurs d’un intellectuel qui pour avoir été révolutionnaire ne s’en est pas moins mis à écrire une biographie d’Henri de Régnier.
- Et toi ? me demande Bougnat. Qu’est-ce que tu as fait en 68 ?
- La même chose qu’en 58, en 48 et en 38 : j’ai lu des masses, j’ai fui les masses. J’ai tâché de ne pas bêler avec les bêtes à laine, et de ne pas hurler avec les loups.

Le 19 avril
I hate dates !

Le 20 avril
Enfin, certaines dates.

lundi 14 avril 2008

14 avril


Il y a, comme dit le vieux Danielo à la fin du « Rivage des Syrtes », le très beau roman de Julien Gracq (Paris, José Corti, 1951, p. 308), « un vif amusement » à voir « l’homme ployé » quémander une place, ou même l’aumône d’un coup d’œil. C’est ce que j’ai pensé en voyant un méchant homme (son cou redressé à la perpendiculaire tellement son échine était ployée) tâcher tout à coup de se pousser dans les parages d’un savant de très haute réputation.
En effet, l’autre jour, on me conduisit gentiment à la Maison de Ville afin de me faire prendre l’air de la société, et il y avait là une infinité de caractères fort divers, dont les ambitions, les ressentiments, les jalousies, les satisfactions se répandaient comme des vapeurs ou essences très intimes, mais qu’il m’est donné, comme chacun sait, de percevoir avec une extrême acuité.
Ce méchant homme hésita d’abord, ne sachant s’il allait s’approcher et se faire connaître, suant la peur d’être éconduit (bien que cela n’arrive jamais avec ce grand savant). Enfin il s’avança lentement, cauteleux, avec coincé aux lèvres un rictus servile qu’il croyait être le comble de la déférence naturelle. Se souvenait-il d’avoir souvent méprisé ouvertement, avec ses pareils, et dans les termes les plus vils et lâches, le grand savant et son enseignement ? Mais c’est qu’il entrevoit à présent quelque rogaton à ronger. Et si l’on n’y prend garde, il rongera l’humanisme comme il a rongé les Croisades, la Réforme catholique et les Lumières (surtout éteintes).
Mais suffit là-dessus. Je viens de lire « en fraude » un passage de la troisième – et hélas, dernière – partie de l’autobiographie de Gregor von Rezzori, « Murmures d’un vieillard » (Paris, éditions du Rocher, 2008), le récit parfaitement ironique et parfaitement déférent d’une conférence de M. Habsbourg (Otto) à Vienne en 1990. Il me semble que j’y étais ! Mais oui, j’y étais, dans une autre vie de chatte paneuropéenne !
- Comprenne qui pourra, a conclu Alphonse, mein Liebling.

jeudi 10 avril 2008

Le 10 avril




Si la lecture des journaux ne peut plus guère être assimilée à une « prière quotidienne », comme disait certain philosophe allemand, en revanche elle offre à l’observateur des mœurs de ce siècle une litanie proprement stupéfiante d’invocations à la divinité Bêtise, qu’il est fort injuste à l’égard des droits de l’espèce bovine de décrire, à la suite de M. Charles Baudelaire, avec un « front de taureau ». Mais « énorme », oui, d’accord.
Hier deux chiens de la race la plus dangereuse, dont j’ai oublié le nom fort long à consonance anglo-saxonne, vagabondaient sans collier, menaçants, dans la ville. (Combien je suis heureuse d’être bien à l’abri, occupée que je suis avec Alphonse, mon très cher ami, à concevoir deux expositions ou plutôt installations - plutôt qu’une - dans l’appartement de mon humaine !) Bref, soudain les deux molosses (il y en a un en photo, une photo qui le montre plus avantageux que redoutable) s’en sont pris à un caniche ou ci-devant barbet tenu en laisse par son maître et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, l’ont mis en pièces sous les yeux des badauds terrorisés. La police a réussi à « abattre » l’un d’eux, provoquant une grande émotion populaire et un attroupement qui a paralysé la circulation à une heure de pointe. L’autre, qui a été cerné dans le jardinet d’un riverain (pauvre jardinet, malheureux riverain) par une brigade canine sera probablement « euthanasié ». En effet, lorsqu’une cagne de ces espèces interdites attaque un humain et que le fonctionnaire commis au maintien de l’ordre a le cran de le neutraliser, on écrit qu’on l’ « euthanasie ».
A une époque où la plus grande confusion règne dans l’opinion sur les questions de morale en général, quel peut être l’effet sur les lecteurs de cet emploi aberrant d’un mot que le Petit Larousse (majesté incontestée des bibliothèques d’usage) définit comme « une pratique visant à provoquer la mort d'un individu atteint d'une maladie incurable qui lui inflige des souffrances morales et/ou physiques intolérables, spécialement par un médecin ou sous son contrôle ». Assurément, les plumitifs intrépides qui sévissent dans les journaux n’ont retenu que la fin de cette acception, à supposer qu’ils l’aient vérifiée.
Si les lecteurs raisonnent, et il n’y a pas de raison de penser qu’ils ne raisonnent pas, postulat qui déjà me donne assez mal à la tête, comment n’en infèreraient-ils pas que la cagne irréductible doit être supprimée à cause de ce qu’elle pâtit ? De ses remords insupportables peut-être ?
Lu encore deux autres trucs moins graves, qui ne sont pas comme celui-ci inexcusables mais qui me laissent un peu perplexe : l’hôpital des nounours et les enfants au Parlement. Des étudiants de 2e et 3e année de médecine passent au scanner des ours en peluche et simulent des opérations chirurgicales sous prétexte de dédramatiser l’hospitalisation aux yeux des enfants. Un député laisse sa place au Palais-Bourbon pendant toute une journée à un enfant élu par ses camarades.
- Mais ça ne fait de mal à personne, me dit justement Alphonse.
- C’est juste un peu puéril, intervient Lazare.
- Poussez-vous, grogne Sylvain Sylvestre, que je voie quel effet aura mon effigie en forme de limace confrontée à « La Dame au masque » du sieur Callot.
- Et ma photo dans la valise du député, je la mets dans la bibliothèque ? s’inquiète Alphonse.
- Oui, et mets-y la légende : « Bonne journée à vous », d’après le message de rupture de Jane-Odette. (Et toc !)

dimanche 6 avril 2008

Le 6 avril


Il neige et je me suis employée à méditer profondément sur ce que sont les fils et les aiguilles, les réussites et les insuccès. Pourquoi ? Pour des raisons aussi nombreuses et capricieuses que le sont les flocons de cette neige d’avril.
Il y a eu d’abord la visite d’un professeur qui va écrire la biographie d’un poète israélien, Nathan Alterman. Nathan Alterman est né à Varsovie en 1910 : à l’âge de quinze ans, après un long périple à travers la Russie, la Bessarabie, il est arrivé avec sa famille à Tel Aviv. Il a poursuivi ses études de sciences en France, un an à Paris à la Sorbonne, et de 1930 à 1932, il a vécu à Nancy où il a suivi les cours de l’Institut agricole et colonial, ancêtre de l’Ecole nationale supérieure des sciences agronomiques. Ensuite, il est reparti en Palestine – qui était alors comme l’on s’en souvient sous mandat britannique - où il est mort en 1970. Lui qui avait parcouru plusieurs pays dans sa jeunesse, ne voyagea jamais plus. Il écrivait, écrivait, des poèmes et des articles de journaux, des chansons, des traductions. Il traduisit Molière et Racine en hébreu, c’est dire sa profonde connaissance de la langue française. J’en ai été émerveillée, moi qui ai été photographiée lisant « le Misanthrope » sur la table de mon humaine. J’ai été bien attristée aussi, lorsque j’ai appris qu’après la mort du poète, sa fille avait mis fin à ses jours : chez certaines âmes fragiles, la pensée de l’amour reçu n’est pas assez vigoureuse pour consoler du tourment de survivre à ceux qu’elles ont chéris.
Or j’ai suivi de près les enquêtes sur le séjour à Nancy de ce jeune étudiant. Elles ont paru d’abord fort compromises, car les archives de cet Institut ont été complètement détruites non pas au cours de l’une des nombreuses guerres que se font ces satanés humains, mais à cause d’une inondation (telle était l’impéritie des autorités avant la grande révolution mémorielle). Par chance, l’Institut avait un bulletin annuel et une association d’anciens qui nous apprennent que Nathan Alterman est arrivé avec onze autres jeunes gens et jeunes filles de Palestine, et qu’il est reparti avec son diplôme et la mention assez bien.
Le téléphone sonnait souvent, les allées et venues imprévues se sont multipliées. Il fallait absolument rencontrer un vieux monsieur qui a encore connu certaine école d’application où les étudiants de l’Institut faisaient des stages pratiques. Les choses ont été si précipitées et confuses que vendredi matin, mon humaine a MIS L’ALARME en dépit de ma présence dûment constatée dans la maison, et que je n’ai pas eu d’autre solution que de me tenir aplatie sur le rebord d’une fenêtre, en une place fort exiguë que je sais à l’abri des radars et autres détecteurs. Mais cela a duré, duré, car le vieux monsieur, qui vit solitaire dans la seule compagnie d’un tigré (Gaston), était extrêmement bavard et a sorti, m’a-t-on dit, une montagne de documentation utile et inutile. La recherche, c’est cela. Encore est-on bien heureux lorsque la montagne de l’inutile accouche d’un muridé utile (en voilà un oxymore !)
Dans la recherche existent aussi heureusement les miracles. Comment appeler autrement ces occurrences troublantes où la quête étant vaine et archivaine, le chercheur est prêt à renoncer, à remballer ses fiches, tout défait, tout amer, et qu’un ange tutélaire l’effleure soudain de son aile et lui souffle : « Cette série N, ou Y bis, pourquoi ne pas en regarder l’inventaire ? » Il reste dix minutes avant la fermeture, l’employé s’emploie à en déployer déjà les signaux (il convient même peut-être de songer à le corrompre), et le chercheur s’agite soudain frénétiquement. Mû par cent ressorts inattendus et par un espoir insensé, il remplit une fiche, voire deux au mépris de la grande aiguille de l’horloge. Voilà, la liasse est là, il se meurtrit les ongles à la ficelle, il franchit des feuillets et des feuillets, et soudain le NOM arrive là sous ses yeux en même temps que son cœur bat à tout rompre ! C’est là qu’il faut savoir suborner le mercenaire qui dans un odieux bruit de clés préside à la fermeture, et le persuader encore de faire une photocopie. Oui, la vie du chercheur est une vie d’aventures.
C’est ainsi que notre professeur de l’autre jour, cinq minutes avant la fermeture des archives, a trouvé quelque chose qu’il n’espérait plus trouver, l’adresse du jeune poète, inscrite dans un registre de recensement de la population (nationalité : « Turc » et « chef de famille » puisque vivant seul). De fil en aiguille, il s’est avéré que la maison est aujourd’hui celle d’un ami, etc. etc. J’ai vu et respiré la photocopie (non pas arrachée à la mauvaise grâce d’un employé, mais tout au contraire faite avec beaucoup d’obligeance), car j’adore ces écritures, toutes bouclées et alertes bien qu’elles soient défuntes, et ma pensée se perd là-bas, à l’autre bout de la ville, dans une grande maison du début de l’autre siècle, non loin du musée de l’art nouveau (quelle merveille !) et de la piscine (quelle horreur !), une maison où cet étudiant a été heureux et plein d’appétit de découvertes, au point que l’œuvre littéraire de toute sa vie, ensuite, resta comme inclinée vers ces années d’apprentissage, façonnée par ce séjour dans notre ville et par l’atmosphère bien particulière et stimulante qui y régnait, semble-t-il, avant que la terreur ne s’y déchaînât comme partout.
Et moi, je tenais entre mes pattes ce document d’une seule ligne qui m’entrouvrait le monde de sa vie, alors que je suis incapable de lire une seule ligne de ses écrits.
Qu’est-ce qu’un destin ? me demandais-je ensuite. Nous qui avons neuf vies, ou davantage, nous ne comprenons pas exactement ce qu’il faut entendre par là. Notre préjugé est que chaque existence peut se corriger par la suivante. Prenons par exemple ce fameux M. Rembrandt, à propos de qui le débat est fort vif, entre ceux qui tiennent qu’il a connu une réussite éclatante en tant que créateur de tableaux, de dessins et de gravures, et d’autres qui prétendent que ses ambitions ont été un échec. Eût-il été des nôtres, cette question n’aurait aucun sens.
Et si le destin des artistes n’est autre chose que celui de leurs œuvres, que dire des êtres ordinaires, innombrables, qui au terme de quelques décennies passées sur terre, ne laissent rien derrière eux ? J’étais dans cette inquiétude à leur sujet lorsque mon humaine, qui saute toujours fâcheusement d’un sujet à l’autre, m’a mis sous les yeux un site internet où sont reproduits (recopiés patiemment, et « copier c’est étudier ») des centaines et des centaines de carnets et journaux de marche de régiments de la guerre dite grande guerre, et là, sur le bleu de l’écran, il y avait des mots qui racontaient les derniers jours d’un grand-oncle à elle, tombé à Kortekeer près d’Ypres le 17 décembre 1914, des témoignages dont personne n’avait eu connaissance jusque là, bouleversants.
- Quand on cherche, on trouve, a fait remarquer Alphonse, mon cher ami, qui aime les aphorismes et a avec un naturel optimiste une grande habitude des poubelles.
- Non, c’est justement quand on ne cherche pas que l’on fait des découvertes, ai-je répliqué.
- Arrêtez de vous disputer, est-elle intervenue. Vous parlez comme des chiffonniers, comme s’ils s’agissait de chiner, de fouiner.
Je n’ai rien dit, je voyais bien que j’aurais dû faire allusion à une forme de soin, de vigilance, qui faisait revivre grâce à de minces traces écrites qui n’avaient pas dépendu d’eux, des hommes aux destins bien différents. Mais je ne sais pas bien expliquer ces choses très difficiles. Allons favoriser ces pensées des conseils de la nuit.