samedi 9 février 2008

Le 9 février


- Le « tempura » est un assortiment de beignets à la fois très savoureux et très digestes. Tu ne dois pas le confondre avec la « tempera », peinture dont le diluant est l’eau, ai-je d’abord expliqué à Sylvain Sylvestre.
Sylvain Sylvestre a acquiescé puis corrigé sous ma dictée. Sylvain Sylvestre est un chat sauvage qui a fait son apparition dans nos quartiers et dont Alphonse, mon très cher ami, militant de la LDFD (Ligue pour la Domestication des Félins en Difficulté), a voulu qu’il s’inscrivît en L1S1HAA (Licence première année, premier semestre, histoire de l’art et archéologie). Alphonse a plus d’une casquette, comme il se plaît à dire. Celle-là est (fut) blanche, en coutil, ornée de divers monogrammes mystérieux au feutre violet, et Alphonse la porte à l’envers, suivant une mode un peu surannée mais qui convient bien à l’idéalisme atemporel de cette ligue. « Je suis démodé, mais j’assume », ne manque pas de déclarer Alphonse lors de ses nombreuses et interminables réunions, dès lors qu’il a l’intention de mettre aux voix quelque motion peu sensée.
J’adore Alphonse, mais je trouve tout cela inepte. Et d’ailleurs, c’est moi qui ai Sylvain Sylvestre sur les bras, le temps qu’il se domestique et accède à D3, c’est-à-dire au doctorat. Heureusement, Sylvain Sylvestre fait montre de capacités d’apprentissage extraordinaires. Cependant, à son premier devoir de L1S1HAA, je suis désolée de dire qu’il n’a obtenu que la note de 06 sur 20. J’ai montré sa copie à mon humaine (ça s’appelle la « double correction » et elle lui a mis 06, 5, tu parles, à quoi peut bien correspondre ce demi-point, on se le demande…)
Il n’avait pas fait de mauvaises révisions, c’est vrai. Il avait même presque TROP révisé, si j’ose dire, avec une sorte de zèle excessif qui lui fait écrire par exemple que l’art florentin entre 1420 et 1450 se caractérise par le rejet TOTAL du gothique international, ou que les sculpteurs sont parvenus à un tel degré de virtuosité qu’ils TAILLENT LE BRONZE ! Sylvain Sylvestre arrive tout droit de la « selva oscura, selvaggia e aspra e forte » dont parle M. Dante Alighieri, et il ne peut pas tout savoir des finesses de notre langue. Ne parlons même pas de son orthographe, sauf pour relever la plus distrayante, la plus poétique de ses fautes, presque une perle : pour un « défunt », Sylvain Sylvestre écrit un « défin ». C’est qu’il n’a pas encore l’oreille parfaitement exercée, habitué qu’il était à guetter dans la selva oscura les plus imperceptibles frôlements d’un gibier occasionnel mais vivant (pour peu de temps), plutôt que sur les lèvres d’un professeur les nuances de divers vocables aussi élégants que pauvres en protéines (pour toujours).
Il doit faire encore beaucoup de progrès dans les domaines du vocabulaire et de la syntaxe. Entre chats sauvages, ils parlent à peu près comme ceci : « Que ce soit le peintre avec ses toiles ou le sculpteur, ils prônent énormément la perspective des scientifiques, et ce au niveau de l’art pictural comme sculptural. Ils mettent bel et bien en avant l’Antiquité (« pourquoi n’a-t-elle jamais droit à une majuscule, celle-là ? » ai-je reproché à Sylvain Sylvestre), et il y a un argument comme quoi l’art renaissant privilégie le réalisme sur le décor (que Sylvain Sylvestre orthographie obstinément « le décors », de même qu’il écrit volontiers « une cours » mais un « concour »), à savoir que l’artiste Donatello, sculpteur très célèbre a impulsé (ou « initié ») un renouveau culturel quand il nous retranscrit entre autres l’anatomie du David comme étant une référence qui au final va devenir récurrente en plus d’être emblématique. »
Ce sont là des aberrations que Sylvain Sylvestre, par ailleurs totalement rétif aux accents et traits d’union, corrigera sans trop de peine, j’en suis sûre. Je lui ai donné un tabouret dans la bibliothèque de mon humaine, et si pour le moment il s’intéresse moins à M. Robert sur son rayonnage qu’à Labouledegraissedesmésanges au-delà de la fenêtre close, c’est là le signe d’une inclination peccamineuse mais que je ne saurais lui reprocher tant j’y suis moi-même adonnée en ce bel avant-printemps. La seule chose que je ne saurais absolument pas tolérer, c’est qu’il proférât : « Dans un premier temps, nous nous demanderons à quoi sert cette vitre. »

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