mardi 26 février 2008

Le 26 février



Damned ! Dix-sept jours que je n’ai pas écrit une ligne ! Et maintenant, conformément aux usages des égo-documents, je devrais m’épuiser en discours introspectifs sur mon silence, sonder cette pause et informer le lecteur, si lecteur il y a, des tenants et aboutissants de ce passionnant mutisme ! Il est vrai que pleine de bonne volonté à l’égard de toute modernité passée, présente et future, j’ai essayé : alors comme tout le monde de nos jours, j’ai scruté – periculosa scrutatio ! - grâce à certaine indiscrète webcam l’apparence de mon bout du nez noir et mat. Eh bien je n’y ai vu que du noir et du mat (avec un petit bout de mon col rouge, bien sûr). Et la psychologie, qui n’aime que la vive lumière et l’étincellement du mental, abhorre le noir et le mat.
A quoi peut donc bien s’occuper un chat qui n’est pas greffier de sa petite âme sinueuse ? A bien des choses, parmi lesquelles je citerai seulement le lancer de balle, le dribble, l’accélération au départ, la crise épileptique sur siège interdit, l’escalade, l’effarouchement d’oiseaux stupides, les amours de passage, la méditation immanentale, la découverte du patrimoine des greniers et caves, l’art du soupir les yeux mi-clos, le rêve éveillé et le rêve endormi, et le rien de rien. Sans parler des songeries inopinées que procurent tel livre ouvert à telle page, telle peinture ou image : ainsi le tableau de Poussin avec l’histoire de Camille et du professeur des écoles de Faléries, qui livre à l’ennemi tous les écoliers, et comment ceux-ci le ramènent tout nu et lié, en le fouettant et en louant le dictateur pour sa bonté. Je n’ose imaginer quel salmigondis en feraient aujourd’hui les journaux.
Non qu’il n’y ait eu aucun événement autour de moi. D’une part, à intervalles réguliers, mes oreilles ont été fatiguées et même offensées par les informations, qui sont plutôt des déformations, des mots et bruits tournant obsessionnellement autour d’une seule chose, ou de deux ou trois qui reviennent quand même à la première, avec des parlotes infinies sur ce qu’il faut en penser ou ne pas en penser, ce qu’il aurait fallu dire ou ne pas dire, faire ou ne pas faire, et cela à perte d’ouïe, avec sans cesse des rebondissements aussi insignifiants qu’imprévus. D’autre part, mes amis m’ont causé de grandes émotions. Non pas Sylvain Sylvestre, qui était comme l’on sait en vacances de neige sans neige, mais peut-être avec lapins « défins », dans les montagnes cévenoles. Ni Lazare, qui était à Paris pour être intronisé dans l’Ordre de la Capucine au Salon de l’Agriculture. Ni mon humaine, qui « ennuyée du travail d’une pénible estude, / Avait conduit ses pas dans une solitude. » Non, la cause de mon tourment, ce fut Alphonse, mon très cher ami.
Alphonse a passé cinq jours et demi enfermé dans l’église du village, le village où « las de l’éclat du Louvre, de l’entretien des Rois,/ Nous cherchions le silence, et l’écho des grands bois. » Il était allé, comme il dit, faire un tour pour humer l’air du temps, et voir si l’on ne pourrait pas en milieu rural susciter une démarche innovante en faveur des beaux-arts. Je l’avais bien avertie, pessimiste : « Là tu n’entendras rien qu’un sifflement d’oiseaux,/ Qu’un bruit entre-meslé de chiens & de corbeaux,/Que le bourdonnement d’une ruche sauvage, /Et que les sots discours d’un homme de village… »
Rien à faire : il s’est entortillé autour du cou une espèce de chiffon à carreaux avec lequel il pensait faire « jeune agriculteur branché », il a troqué sa casquette blanche pour une autre vantant un redoutable désherbant sous l’égide d’une puissante coopérative, et il s’en est allé rôder sur le terre-plein (ou plutôt terre-vide) de l’église. Il faut qu’une église soit ouverte ou fermée. Or elle n’est ni l’un ni l’autre. Ou presque, car il faut reconnaître qu’elle est parfois ouverte : il y a un office environ tous les deux mois, et de temps en temps un enterrement résonnant des chansons de Barbara ; au mois de juin on voit parfois un mariage ou pandemonium avec la mariée habillée en rouge et des multitudes d’enfants auxquels le prêtre aimerait bien lancer des injures et des baffes tant ils hurlent, mais il n’ose pas car la dignité de son ministère le lui interdit.
Mais si elle est rarement ouverte ou fermée, l’église est tantôt aérée, tantôt renfermée, ce qui n’est pas la même chose du tout. Car cette aération est furtive, dépend des humeurs et lubies d’une « personne » aératrice, qui « alaclé ». Or voilà comment les planètes gouvernent les destinées : au moment même où Alphonse, mon ami, vissait sa casquette agricole entre ses deux oreilles , la personne qui « alaclé » décidait pour dégourdir un peu son arthrite d’aller aérer l’église. Entraînés par la même attraction sidérale, voilà le premier dans l’église, et la seconde qui aère et renferme, l’aération ne dure jamais bien longtemps. (Noter que dans une réforme récente l’église a perdu son vocable traditionnel, la paroisse s’appelant désormais « Saint Florentin de la Cime des Monts », sans doute parce que le village est sis au fond d’une vallée.)
Inutile d’insister sur la suite. Mon humaine a dû payer à la fabrique le prix d’une croix d’autel qu’Alphonse, mon très tendre ami, avait TORDUE, pensant peut-être en faire une réplique et imitation de celle que promenait toujours feu le dernier pontife. Mais tout le village s’est émerveillé à juste titre de l’intelligence et de la réflexion d’Alphonse, carissimo mio, qui a pris le coussin du siège de l’organiste (un séant et un talent d’organiste, mais ce qu’il touche, c’est un vulgaire harmonium) pour s’en faire une couche improvisée. Que d’alarmes pendant ces cinq jours ! Par quelles affres je suis passée, imaginant le pire (mon bon ami Alphonse ayant pris le train à la gare TTVMPT, très très vite mais peu – ou pas - de trains, serait allé rejoindre Jane-Odette à Paris !) Non, il n’était pas dans le pied-à-terre près du Luxembourg, mais à moins de trente mètres de moi, méditant les mystères douloureux en contemplant tour à tour les quatorze stations du chemin de croix. La personne arthritique qui « alaclé » n’a ouvert que grâce à la visite providentielle d’un couple de fiancés qui voulaient faire une répétition de mariage. C’est un événement incroyable, protocolaire et dispendieux qu’un mariage, et ceux-là entendaient assortir la couleur des fleurs à celle du salpêtre des murs. Mais depuis que leur a sauté au visage un chat hirsute, toutes griffes dehors, vêtu seulement d’une casquette marquée « roundup », superstitieux, ils ont renoncé à s’unir.

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