mardi 22 avril 2008

In the country


Le 15 avril
Quand je vois le fer de la bêche entamer la glèbe, je crois toujours qu’il va mettre au jour « l’Hercule tenant l’Enfant avec la peau du lion ». Chaque fois, je suis déçue. Mais aujourd’hui, j’ai vu sortir de terre un petit fragment d’assiette en barbotine. C’est ancien. Or qu’en ferai-je ?

Le 16 avril
J’ai bel et bien oublié à la ville le cordon de l’ordi, cet appendice qui sur les parquets ondule en replis tortueux, et sans lequel le miracle de technologie de M. Apple se révèle plus muet et stupide qu’un bout de ferraille tombé l’été dernier d’une moissonneuse-batteuse, objet sans mémoire ni avenir.

Le 16 avril
J’aime à respirer les profondes senteurs des jeunes plants de buis cueillis naguère à la lisière d’un bois puis repiqués avec succès au jardin. Ce bois est sur le territoire de ce qui fut à la fin du Ier siècle avant Jésus-Christ une opulente cité romaine. Nous autres, nous aimons le buis. Que dis-je ? Nous l’avons en adoration. Son caractère sacré ne nous échappe pas. Je m’enivre de l’odeur de liturgies qui ont plus de deux mille ans (qui m’auraient peut-être cassé les pieds en leur temps) !

Le17 avril
Fait la connaissance d’un voisin, le dénommé Bougnat, noir avec une espèce de petit foulard blanc. Je le vois souvent occupé à démolir en sautant dessus un antique mur de pierres sèches que son propriétaire, féru de doubles-tournettes à moteur débridé et de squads, ne saura jamais réparer.
Je pourrais admirer pendant des heures un beau mur de pierres sèches, exemple de la variété et de l’unité qui président à l’existence des choses bien conduites. Il y a mur et mur. Dans un beau mur se voit – se lit comme à livre ouvert – l’art de celui qui l’a élevé.
Il n’y a pas deux pierres semblables, chacune a son rôle et pour ainsi dire sa personnalité, même les petits rogatons que l’on a employés ici et là en guise de cales. Chacune a son calibre, toutes sont liées. Chaque lit superpose un plein au joint de l’assise inférieure. Les chaînes horizontales bien parallèles sont un matelas dunlopillo à mon échine. Au sommet, deux rangées de tuiles rondes me font un boulevard tapissé de saponaires et de joubarbes.
L’humain qui a donné à Bougnat son nom arverne, laborieux et charbonneux, a-t-il même vu qu’il y a un mur ? Et tant mieux, car s’il s’en avise, il maudira ce vestige et se mettra à bétonner.

Le 18 avril
Bougnat prétend recueillir sur « 68 » ce qu’il appelle « des témougnages », ce que « 68 » fut, ce que « 68 » ne fut pas, les pour, les contre, ceux qui veulent et ceux qui ne veulent pas en finir avec « 68 ».
- 68 a commencé avec Vatican II, lui dis-je.
Hélas, Bougnat est radicalement laïque et même bouffeur de curés. (Il y a ici une vieille tradition de ce mode d’alimentation, qui remonte au moins à 89.)
Dans sa quête des témougnages vécus (dans une vie antérieure, cela va sans dire), Bougnat n’a pas grand succès. Il y a bien le Gros Gris de la rue Raymond Poinrond qui a fait l’expérience d’un retour à la terre sur le ban voisin, contre l’avis de ses père et mère : il s’est brûlé les joues en voulant fumer (au lieu de mâcher) le népéta, notre herbe à rêves, et ce fut un échec, son élevage de muridés. Le Vieux Blanc de la rue Sous les Vaches, lui, est allé au chef-lieu où il a milité avec les miaouistes : il aime à raconter ses barricades, ses garde à vue, mais il s’embrouille un peu dans ses vies, il lui arrive de confondre Cohn-Bendit et Maginot. La Rousse de la rue des Canards a elle aussi un beau passé militant, elle a porté les banderoles du MLC : elle a mal fini, à présent elle frotte les douleurs d’un intellectuel qui pour avoir été révolutionnaire ne s’en est pas moins mis à écrire une biographie d’Henri de Régnier.
- Et toi ? me demande Bougnat. Qu’est-ce que tu as fait en 68 ?
- La même chose qu’en 58, en 48 et en 38 : j’ai lu des masses, j’ai fui les masses. J’ai tâché de ne pas bêler avec les bêtes à laine, et de ne pas hurler avec les loups.

Le 19 avril
I hate dates !

Le 20 avril
Enfin, certaines dates.

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