dimanche 6 avril 2008

Le 6 avril


Il neige et je me suis employée à méditer profondément sur ce que sont les fils et les aiguilles, les réussites et les insuccès. Pourquoi ? Pour des raisons aussi nombreuses et capricieuses que le sont les flocons de cette neige d’avril.
Il y a eu d’abord la visite d’un professeur qui va écrire la biographie d’un poète israélien, Nathan Alterman. Nathan Alterman est né à Varsovie en 1910 : à l’âge de quinze ans, après un long périple à travers la Russie, la Bessarabie, il est arrivé avec sa famille à Tel Aviv. Il a poursuivi ses études de sciences en France, un an à Paris à la Sorbonne, et de 1930 à 1932, il a vécu à Nancy où il a suivi les cours de l’Institut agricole et colonial, ancêtre de l’Ecole nationale supérieure des sciences agronomiques. Ensuite, il est reparti en Palestine – qui était alors comme l’on s’en souvient sous mandat britannique - où il est mort en 1970. Lui qui avait parcouru plusieurs pays dans sa jeunesse, ne voyagea jamais plus. Il écrivait, écrivait, des poèmes et des articles de journaux, des chansons, des traductions. Il traduisit Molière et Racine en hébreu, c’est dire sa profonde connaissance de la langue française. J’en ai été émerveillée, moi qui ai été photographiée lisant « le Misanthrope » sur la table de mon humaine. J’ai été bien attristée aussi, lorsque j’ai appris qu’après la mort du poète, sa fille avait mis fin à ses jours : chez certaines âmes fragiles, la pensée de l’amour reçu n’est pas assez vigoureuse pour consoler du tourment de survivre à ceux qu’elles ont chéris.
Or j’ai suivi de près les enquêtes sur le séjour à Nancy de ce jeune étudiant. Elles ont paru d’abord fort compromises, car les archives de cet Institut ont été complètement détruites non pas au cours de l’une des nombreuses guerres que se font ces satanés humains, mais à cause d’une inondation (telle était l’impéritie des autorités avant la grande révolution mémorielle). Par chance, l’Institut avait un bulletin annuel et une association d’anciens qui nous apprennent que Nathan Alterman est arrivé avec onze autres jeunes gens et jeunes filles de Palestine, et qu’il est reparti avec son diplôme et la mention assez bien.
Le téléphone sonnait souvent, les allées et venues imprévues se sont multipliées. Il fallait absolument rencontrer un vieux monsieur qui a encore connu certaine école d’application où les étudiants de l’Institut faisaient des stages pratiques. Les choses ont été si précipitées et confuses que vendredi matin, mon humaine a MIS L’ALARME en dépit de ma présence dûment constatée dans la maison, et que je n’ai pas eu d’autre solution que de me tenir aplatie sur le rebord d’une fenêtre, en une place fort exiguë que je sais à l’abri des radars et autres détecteurs. Mais cela a duré, duré, car le vieux monsieur, qui vit solitaire dans la seule compagnie d’un tigré (Gaston), était extrêmement bavard et a sorti, m’a-t-on dit, une montagne de documentation utile et inutile. La recherche, c’est cela. Encore est-on bien heureux lorsque la montagne de l’inutile accouche d’un muridé utile (en voilà un oxymore !)
Dans la recherche existent aussi heureusement les miracles. Comment appeler autrement ces occurrences troublantes où la quête étant vaine et archivaine, le chercheur est prêt à renoncer, à remballer ses fiches, tout défait, tout amer, et qu’un ange tutélaire l’effleure soudain de son aile et lui souffle : « Cette série N, ou Y bis, pourquoi ne pas en regarder l’inventaire ? » Il reste dix minutes avant la fermeture, l’employé s’emploie à en déployer déjà les signaux (il convient même peut-être de songer à le corrompre), et le chercheur s’agite soudain frénétiquement. Mû par cent ressorts inattendus et par un espoir insensé, il remplit une fiche, voire deux au mépris de la grande aiguille de l’horloge. Voilà, la liasse est là, il se meurtrit les ongles à la ficelle, il franchit des feuillets et des feuillets, et soudain le NOM arrive là sous ses yeux en même temps que son cœur bat à tout rompre ! C’est là qu’il faut savoir suborner le mercenaire qui dans un odieux bruit de clés préside à la fermeture, et le persuader encore de faire une photocopie. Oui, la vie du chercheur est une vie d’aventures.
C’est ainsi que notre professeur de l’autre jour, cinq minutes avant la fermeture des archives, a trouvé quelque chose qu’il n’espérait plus trouver, l’adresse du jeune poète, inscrite dans un registre de recensement de la population (nationalité : « Turc » et « chef de famille » puisque vivant seul). De fil en aiguille, il s’est avéré que la maison est aujourd’hui celle d’un ami, etc. etc. J’ai vu et respiré la photocopie (non pas arrachée à la mauvaise grâce d’un employé, mais tout au contraire faite avec beaucoup d’obligeance), car j’adore ces écritures, toutes bouclées et alertes bien qu’elles soient défuntes, et ma pensée se perd là-bas, à l’autre bout de la ville, dans une grande maison du début de l’autre siècle, non loin du musée de l’art nouveau (quelle merveille !) et de la piscine (quelle horreur !), une maison où cet étudiant a été heureux et plein d’appétit de découvertes, au point que l’œuvre littéraire de toute sa vie, ensuite, resta comme inclinée vers ces années d’apprentissage, façonnée par ce séjour dans notre ville et par l’atmosphère bien particulière et stimulante qui y régnait, semble-t-il, avant que la terreur ne s’y déchaînât comme partout.
Et moi, je tenais entre mes pattes ce document d’une seule ligne qui m’entrouvrait le monde de sa vie, alors que je suis incapable de lire une seule ligne de ses écrits.
Qu’est-ce qu’un destin ? me demandais-je ensuite. Nous qui avons neuf vies, ou davantage, nous ne comprenons pas exactement ce qu’il faut entendre par là. Notre préjugé est que chaque existence peut se corriger par la suivante. Prenons par exemple ce fameux M. Rembrandt, à propos de qui le débat est fort vif, entre ceux qui tiennent qu’il a connu une réussite éclatante en tant que créateur de tableaux, de dessins et de gravures, et d’autres qui prétendent que ses ambitions ont été un échec. Eût-il été des nôtres, cette question n’aurait aucun sens.
Et si le destin des artistes n’est autre chose que celui de leurs œuvres, que dire des êtres ordinaires, innombrables, qui au terme de quelques décennies passées sur terre, ne laissent rien derrière eux ? J’étais dans cette inquiétude à leur sujet lorsque mon humaine, qui saute toujours fâcheusement d’un sujet à l’autre, m’a mis sous les yeux un site internet où sont reproduits (recopiés patiemment, et « copier c’est étudier ») des centaines et des centaines de carnets et journaux de marche de régiments de la guerre dite grande guerre, et là, sur le bleu de l’écran, il y avait des mots qui racontaient les derniers jours d’un grand-oncle à elle, tombé à Kortekeer près d’Ypres le 17 décembre 1914, des témoignages dont personne n’avait eu connaissance jusque là, bouleversants.
- Quand on cherche, on trouve, a fait remarquer Alphonse, mon cher ami, qui aime les aphorismes et a avec un naturel optimiste une grande habitude des poubelles.
- Non, c’est justement quand on ne cherche pas que l’on fait des découvertes, ai-je répliqué.
- Arrêtez de vous disputer, est-elle intervenue. Vous parlez comme des chiffonniers, comme s’ils s’agissait de chiner, de fouiner.
Je n’ai rien dit, je voyais bien que j’aurais dû faire allusion à une forme de soin, de vigilance, qui faisait revivre grâce à de minces traces écrites qui n’avaient pas dépendu d’eux, des hommes aux destins bien différents. Mais je ne sais pas bien expliquer ces choses très difficiles. Allons favoriser ces pensées des conseils de la nuit.

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