mardi 3 février 2009


3 février
Que penser ? que dire ? que faire ?
Voilà en quelques mots où nous en sommes. Il y a deux aventures à raconter.

Première aventure. D’abord il y a eu un peintre. Pas un « artiste peintre », comme écrivent les jeunes usagers de l’Université (je sais cela, je passe du temps sur le bureau où se fait l’évaluation chiffrée des intelligences). Non, il s’est défini tout de suite lui-même comme un « ouvrier ». « Je ne suis qu’un ouvrier », a-t-il dit pendant qu’en bas, dans la rue, passait une procession protestataire interminable qui faisait beaucoup de fumée et de bruit et qui n’a même pas été capable de décrocher la dernière ridicule lanterne des « fêtes de fin d’année », qui se balance sous moi depuis la Toussaint, esseulée, indévissable, grotesque, attirant évidemment l’œil sur notre maison.
Cet ouvrier n’était pas aussi néfaste que la-jeune-fille-au-thermomètre, mais je l’ai craint lorsqu’il a entrepris d’emballer toutes choses avec ce qu’il appelait du poil d’âne. A la fin, tous nos livres étaient emballés dans du poil d’âne, et mon humaine pestait parce qu’elle avait tout le temps besoin des lumières de Monsieur Larousse, qui était sous poil comme tout le monde. Pour moi, je suis allée incontinent me mettre à l’abri dans certain placard de salle de bains d’où j’ai téléphoné à Alphonse, mon exclusif ami :
- J’ai un tuyau.
- A propos de la modulation des services ? a-t-il demandé (De quoi voulait-il donc parler ?) Moi, j’ai le filon.
Mon humaine voulait à toute force m’extraire de ce placard, et il y a eu un moment violent et confus : toutes les fenêtres étaient ouvertes, peut-être à cause de l’odeur insupportable du poil d’âne, j’ai eu bien peur d’être saisie de vertige et de tomber sur la crête d’un protestataire qui allait et venait le long du cortège comme une mouche du coche, le peintre peintrait et en bas la cégété le huait en lui reprochant de peintrer nos plafonds en jaune, pourtant je n’y voyais que du blanc, je n’y comprenais rien, la fumée rentrait à l’intérieur, les slogans sloggaient, les cornes cornaient, un curé tâchait même d’entraîner sa chorale, on voyait bien qu’il avait ronéoté les paroles du cantique mais personne ne suivait, ils aimaient mieux chanter le chant du toussansan. A la fin, le peintre a déclaré : « C’est moyenâgeux, tout ça » (authentique !), et il est retourné à son poil d’âne et à ses brosses. Je pense qu’il voulait dire que les gens de la procession étaient entre deux âges, et en effet il y avait autant de moins jeunes que de plus vieux. Il s’en est encore pris au Transaincœur, je crois que c’est une marque de papier peint qui ne contribue pas beaucoup au decorum des intérieurs, et il a ajouté avec beaucoup d’à propos : « Il avait beaucoup de moutons, Panurge. » (En voilà donc un qui a étudié Rabelais et non Madame de La Fayette.) J’ai dit :
- On ne peut pas dire le contraire.
Alors lui :
- Ah, vous avez un chat qui parle ?
- Et qui écrit !
Les gens ne s’étonnent plus de rien. Après, il est parti en emportant son poil d’âne et on a dû tout ranger. Mon humaine était contente. Elle dit que ce qu’il y a de bien avec les rangements, c’est qu’on retrouve toujours quelque chose. On a retrouvé deux « Tirez à part » (et pas toussansan), la souris marron made in Germany et deux balles made in China.

Deuxième aventure. Aussitôt après les retrouvailles avec les deux « Tirez à part », mon humaine s’est dit qu’elle devait faire son dossier d’avancement de droit commun. J’ai eu très peur. Je la voyais déjà sur la paille humide d’une cellule de la maison d’arrêt. Ne serais-je pas dans l’obligation morale d’aller la voir au parloir ? Ce qui me rassurait, c’est qu’il était question d’ « avancement ». S’il ne tenait qu’à moi, je la ferais avancer jusqu’à l’empyrée des doctes aussi promptement qu’elle m’enlève jusqu’au plafond blanc, mais je n’ai pas mon mot à dire et ce n’est pas demain la veille que l’on me consulte sur les promotions des enseignants-chercheurs. (Combien ce mot composé est malsonnant d’ailleurs, que de chuintements !) Je n’avais jamais vu faire ça, un tel dossier. C’est bien simple, on ne bouge pas, on coupe et colle sans manger ni boire, dans une concentration supérieure à celle que requiert toute tâche intellectuelle. Cela suppose une virtuosité extraordinaire. C’est presque aussi difficile, ai-je pensé, que de rédiger une petite annonce pour la rubrique « rencontres », car dans un cas comme dans l’autre, tu dois parler de toi à la troisième personne ou peu s’en faut. « Jeune chatte opérée (est-il utile de l’avouer ?), cinq ans (enfin six, mais bon), européenne, charme et distinction, cherche matou bonne situation pour sorties, vernissages, concerts, voyages culturels, plus si affinités (et même sans ça). Birmans s’abstenir (mais on ne va pas me tomber sur le poil pour discrimination ?) » Ou bien : « Maître de conférences de deuxième classe, responsable d’institut interne à la composante, très investi dans la passerelle du vivier, sérieux, bonne présentation, voiture (ça date un peu, mais tant pis), powerpoint, cherche les moyens d’accomplir sa haute destinée. » Autrement dit : « Aimez-moi ». Bref, je trouve que tout ça fait très Johnny.
J’ai dit :
- Si on ne peut pas se payer une commode d’époque (utile à mon séant, pensais-je), si tu n’as pas l’avancement de droit commun, Alphonse a une idée…
Elle m’a regardée, courroucée, avec l’air de sortir d’un rêve emberlificoté.
- Oui, il a une idée. Comme ton humaine, a-t-il dit, n’est pas très bien vue des instances locales, elle n’aura aucun avancement. Je vous ai trouvé quelque chose en remplacement de la commode.
- Il est bien question de commode ! Enlève-toi plutôt de dessus mon cévé.
Aujourd’hui, Alphonse est venu avec un copain et la « commode » : c’est « en fait » un composteur en plastique gris.
A mon petit niveau, j’ai pensé : « Et voilà où on en est dans l’Université française. »

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