dimanche 8 février 2009

« Une image miraculeusement étrange du passé… »



Je me retirai hier en mon petit cabinet vert, mon humaine m’ayant laissé le champ tout à fait libre. Et à quoi ai-je employé mon temps ? Non, je n’ai pas relu – tant d’autres s’y emploient présentement ! – certain roman qui prend pour cadre la cour des derniers Valois. Inopinément le petit directeur des humains de Gaule (qu’est-ce qu’il m’énerve, celui-là, avec sa voix !), l’espace d’une saison, l’a rendu fameux et populaire, comme le furent naguère La Religieuse de M. Denis Diderot et Les Misérables de M. Victor Hugo, pour d’autres raisons. Je n’ai pas lu, pas écouté la musique, pas regardé dehors, pas gratté, pas fait « la petite crêpe ». J’ai mis mes pattes antérieures bien en arrondi devant moi, j’ai feint de somnoler, et j’ai rappelé à ma mémoire certaines histoires très très anciennes.
En 1763, les jésuites furent bannis de France, leurs collèges et universités fermés. Aussitôt, dans certain village sis à quatre lieues de l’un de ces établissements, les chefs de famille, des vignerons pour la plupart, se réunirent et rédigèrent une supplique qu’ils adressèrent à l’Intendant de la province. Je n’en avais plus le texte sous les yeux (tout est si mal rangé dans ce cabinet !) mais je me souviens que ça avait déjà des allures de cahiers de doléances. Et que disaient ces gens ? Ils parlaient de leurs fils (ils ne disaient rien, il est vrai, de nous autres filles, une fille, ça se marie et on n’en parle plus), demandant : où leur faudra-t-il aller pour être instruits ? une instruction de cette qualité pour tous les enfants (les enfants capables, s’entend), où la trouveraient-ils ?
On ignore quelle réponse ils reçurent. Fit-on une commission, une cellule, de la concertation, de l’accompagnement ? Nul ne sait. La rue de Grenouille en ce temps-là était un faubourg aristocratique, pas une succession de tanières administratives.
Le temps passa, sans jésuites ni collège, et on arriva comme ça en 1900. Dans ce même village, les lois de M. Ferry s’appliquèrent et l’école, celle des filles et celle des garçons, devint laïque (bien que ce fût une religieuse qui enseignât les petites filles, on n’avait personne d’autre sous la main), gratuite et obligatoire, ce qu’elle était d’ailleurs déjà auparavant, on était dans une région de forte scolarisation depuis plusieurs siècles. Il y avait dans ce village un garçon très capable, qui était prêt à travailler la vigne comme son père le faisait, mais qui aimait encore mieux les livres. Non, il ne voulait pas être prêtre, ça ne lui disait rien. Le curé (pas un curé crétin, mais pas non plus un curé malin) lui apprit le latin. Cependant, les choses en restèrent là. Les années passèrent, le garçon devint un jeune homme, qui partageait son temps entre la vigne et les livres. Survint la grande guerre que se firent les humains de Gaule et ceux de Germanie, plus désastreuse, plus meurtrière, plus atroce que celle des grenouilles et des rats. Dans son paquetage, le jeune homme mit un petit volume de M. Salluste. Personne ne sait s’il eut, avant d’être tué, le temps de relire les histoires des ruses de M. Jugurtha.
Le temps passa encore, des vies passèrent et des septénaires de vies… Ces satanés humains se firent encore la guerre, toujours plus cruelle et infâme. Quand ils en furent sortis, de cette guerre, ils s’unirent entre humains et humaines (je rigole quand j’y pense, ils sont si burlesques lorsqu’ils s’unissent, les pauvres !) et firent des tas d’enfants, personne ne songeant, naturellement, à les mettre à la rivière ou à la Esspéa. Mais pour tous ces nouveaux petits mitous, les écoles étaient trop petites, malcommodes, insalubres, les maîtres et les bons maîtres trop peu nombreux. Alors, cependant que beaucoup de gens raisonnables et généreux se démenaient et même se sacrifiaient pour que tout marche comme il faut et que les jeunes mitous reçoivent tous et partout sans distinction une instruction qui les aide à grandir, pendant ce temps, dis-je, les bureaucrates bureaucratisaient, les décréteurs décrétaient, il y eut des instituts, des conseillers, des inspecteurs, des classes de transition et de préprofessionnalisation, de nouveaux programmes et du bon temps pour toute sorte de concepteurs d’instructions.
Et de fois à autre, un méchant, un pervers : ainsi, dans le village dont je parlais, la jeunesse prépubère et pubère montait le matin dans une longue et ténébreuse tôle à roulettes (toutefois dénommée « bus solaire ») et s’en allait au chef-lieu de canton recevoir une instruction qui était ce qu’elle était. L’un de ces jeunes voulait-il « continuer » ? Le méchant y avait pensé : soudain, il fut décidé que pour accéder à la grande académie de la grande ville, il fallait par exemple avoir appris deux idiomes étrangers. Il fallait au mitou pubère une incroyable force de volonté pour faire comprendre à ses père et mère où il voulait en venir, à supposer qu’il en eût une idée claire, en dépit de « l’orientation », qui était souvent une crétinerie parmi d’autres.
Cependant, le pervers, dans la rue de Grenouille, avait aussi un garçon, qui était bien mieux que le fils de Périclès, mieux que le fils de Platon : car il était aussi intelligent que son père, les gènes étaient intacts. Pour ce phénix, rien d’assez bien, il lui fallut les plus illustres académies, et successivement les fondations, les prébendes, les retraites, les cachettes, les gîtes, les bourses et les tribourses, les allocations et les détachements, les dérogations et les primes. Ce phénix devint donc quelque chose et les idées les plus audacieuses ne lui faisaient pas peur. Tout marcha pour lui sur des roulettes, et c’étaient des roulettes chryséléphantines.
Il ne fut pas, cet oiseau, l’un de ceux qui révolutionnèrent l’évaluation de l’apprenant, défendirent les dominés contre les dominants, réformèrent la grammaire et cassèrent du mandarin et de la mandarine. Oh ! non. Il se moquait pas mal du collège unique et de la pédagogie par objectifs. Il se contentait ici et là, dans un patois sinistre, de couvrir de sarcasmes des textes désuets, inutiles ou pernicieusement élitistes (ou élitaires ?) tels que les Fables de M. La Fontaine (il n’était pas le premier, M. Jiji Rousseau l’avait fait avant lui), les élucubrations de M. de Montaigne ou de Mme de Navarre (écrites dans un français impossible) et bien sûr les aventures de M. Jugurtha et de M. Marius. Il contribua ainsi à mettre enfin au programme des écoles de grands écrivains comme M. Ravalec et M. Delerm. Il fit tout ce qu’il put pour que la population ait horreur des vieilleries, et il ne fut pas peu épaulé en cela par d’autres formidables entreprises de démolition des consciences. Certes, le petit directeur des Gaulois n’est pas le premier à outrager la trémulante love-story du vidame de Chartres.
Les mitous des écoles grandirent et ils commencèrent à ENCOMBRER LE PREMIER CYCLE. C’était très embêtant. Tant qu’il y eut des « moyens », il fut facile comme bonjour de leur inventer toute sorte d’activités diplômantes, de les faire passer par des détroits ou filières complexes, de leur servir des problématiques toutes neuves. L’alma mater commença en certains quartiers à ressembler à un fromage à moisissure interne (on disait plutôt : à pâte persillée), mais ce n’était pas pour les masses de mitous un aliment très riche. Certains en eurent des indigestions, des inflammations, des échauffements, des démangeaisons, des crises de ceci et de cela, et l’on ne voyait pas bien comment les soigner, d’autant plus qu’ils se sauvaient dans la rue dès qu’ils apercevaient un thermomètre (exactement comme moi).
Or les bactéries, dans ces fromages, se développaient beaucoup mieux à la faveur de l’autonomie (que l’on avait autrefois quasiment divinisée), dans des milieux restreints et confinés, où l’on était toujours un peu entre soi. On rêva donc de formations suscitées par les ressources locales, voire directement par des politiciens (bien que leur inculture eût dû être le premier sujet de préoccupation), il était de bon ton de vilipender l’odieuse ingérence des bonzes du sommet (cette semaine on tend à les encenser), et l’on ne cessait d’empiler les décrets, les dispositifs et les mesures censées remédier à tous les inconvénients que des commissions ne cessaient d’analyser. Tout cela prenait beaucoup de temps, c’était très favorable aux grands volatiles qui se souciaient comme d’une guigne de la problématique des vrais mitous et qui aimaient bien mieux siéger dans leurs sièges où ils s’employaient avec un zèle extraordinaire à désorganiser et empêcher les activités des autres. (Le pouvoir ne donne pas des ailes, mais des sièges.) La situation était donc assez confuse pour devenir un sujet d’étude à part entière ; on veut même le rendre obligatoire ! (Et qui c’est qui a commencé ?)
De temps en temps (comme en 1763, 1882, 1968, 1984, 1986, 2007) et pour mille raisons qui ne regardaient pas toujours le progrès d’une éducation vraiment HUMAINE, les princes des humains s’en mêlaient et s’emmêlaient. On ne passait même plus par des dispositions LEGISLATIVES, on décidait comme ça de ci et de ça.
On dit que nous autres, avec nos septénaires de vies, nous sommes pessimistes de nature. Nous en avons tant vu ! Les humains, nous les voyons de près, avec leur insatiable volonté de pouvoir sur leurs semblables. Elle est encore plus forte, chez certains, que les deux moteurs jumeaux de la vie savante que sont le désir de transmettre les connaissances et l’amour de l’étude (= enseigner-chercher). Ce n’est pas a vagant female cat qui a la solution, on s’en doute.

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