lundi 24 mars 2008

Eloge de la Mémère



Krazy à son cher ami Alphonse. Salut.
Ces jours derniers, comme je revenais de Bourgogne en Lorraine, pour ne pas perdre tout ce temps que je devais passer dans le TSP (Train Super Prompt) en bavardages où les Muses n’ont pas de part, j’ai préféré réfléchir sur des questions ayant trait à nos communes études.
Jugeant que dans mon panier de voyage je devais m’occuper à tout prix à autre chose qu’à des mots croisés et autres sudokus, et les circonstances ne se prêtant guère à une méditation sérieuse (les voyageurs aux oreilles encombrées produisaient une basse continue continue), j’eus l’idée de m’amuser à un éloge de la Mémère. Quelle Pallas, me diras-tu, te l’a mise en tête ? C’est d’abord le mot de mémoire qui m’y a fait penser, car tu n’es pas sans savoir que chacun aujourd’hui a ce mot devant les dents, et que le plus oublieux, le plus étourdi, le plus écervelé des humains est capable de discourir à perte de vue sur le devoir de mémoire et le travail de mémoire. Et le mot de mémoire est aussi voisin de celui de Mémère que l’échine l’est de la Chine, ou la cause de la chose, la maison de la raison, l’odieuse de l’Odette, etc.
J’ai donc supposé que ce jeu de mon esprit recueillerait ton approbation, parce que tu prends d’ordinaire beaucoup de plaisir à ce genre d’amusements, et que tu tiens volontiers dans la vie le rôle d’un Démocrite. Tu accepteras volontiers de le défendre, cet éloge qui t’est dédié. En effet, il ne manquera pas de détracteurs pour le diffamer, disant que c’est une bagatelle à la fois trop légère et trop mordante, qui jette le discrédit sur la gravité académique. Mais ceux qui s’offusquent du caractère ludique de ma prose ferroviaire, je voudrais qu’ils songent que de grands auteurs avant moi se sont amusés avec l’éloge de la noix, du moustique, de la calvitie, de la fièvre quarte, du ciron, du corbeau, de la puce, de l’âne, du porcelet, de la guerre des grenouilles et des rats, et que les lecteurs y ont trouvé plus de profit qu’aux argumentations graves et spécieuses de certains quotidiens du soir et du matin. « Car si rien n’est plus frivole que de traiter de choses sérieuses avec frivolité, rien n’est plus divertissant que traiter de frivolités en paraissant avoir été rien moins que frivole », comme dit l’excellent M. Erasme.
Partout on entend dire du mal de la Mémère. Mais la diatribe la plus violente qu’elle ait jamais essuyée, c’est sous la plume d’un célèbre littérateur de notre temps qu’on la trouve, dont je tairai le nom par pure charité tant il s’est déshonoré en déblatérant cette figure vénérable, avec une haine proprement incroyable des tabliers en satinette à fleurs et de ce qui est en-dessous. Depuis, le même littérateur, bien reconnaissable à sa sempiternelle coupe au bol, s’est à nouveau avili en vilipendant « la France moisie », Gallia muscida, c’est-à-dire couverte de mousse (et non couverte de souris, comme on pourrait le croire). Mais je ferai un autre jour, tel un nouveau Virgile, l’éloge de la mousse, de la croûte du fromage, et de la souris. Aujourd’hui, je chante la Mémère, célébrée avant moi par le regretté Michel Simon.
La Mémère est accablée de toutes parts dans l’opinion, sa mise en plis du samedi, son tablier, son veillées des chaumières, son tricot, sa toile cirée, son pélagornium et son datura, sa télé surmontée d’une vierge de lourdes enclose dans une boule à neige, et bien sûr (hélas), son chinchin. C’est donc ramper terre à terre que de vouloir la louanger.
L’une des règles du genre veut que l’on commence par rehausser par leur patrie ceux que l’on a entrepris de louer : je poserai donc mon édifice sur une base d’or, comme dit M. Pindare, en affirmant que la Mémère vit le jour, non pas à Athènes certes, mais pourquoi pas à Paris, ou dans mille autres villes insignes, et que ce serait une erreur sociohistorique de la faire naître obligatoirement dans une commune de moins de trois cents habitants et dépourvue de projet porteur. On n’a rien de précis sur ses parents et sa première éducation. A l’âge où la pente vers le plaisir est facile à la jeunesse, la future Mémère, s’abandonnant à la première sorte d’amour, celui qui fait bouillonner dans l’âme les flots de la Vénus populaire, négligea-t-elle le labeur des nuits au point de rater quelques passages dans la classe supérieure ? Naquit-elle chez des gens de bien, mais point trop adroits, qui pensaient que le destin des filles est de trouver un époux et d’épousseter son petit chez soi ? On ne sait. Mais qu’importe, puisque c’est d’après ses œuvres que je veux juger la Mémère.
Or il n’y a personne qui puisse lui être comparé en fait de courage quotidien, d’ardeur impétueuse, de tempérance, de mépris des préjugés, d’humanité, de bonne foi, de bon sens, de bon cœur, de patience, de générosité, de sagacité, de fermeté et de droiture devant les orages de la vie, de vigueur et de persévérance : je ne sais où porter mon esprit tant la Mémère, modestement, obscurément, humblement, rend de services à la chose publique.
Cependant, il n’est pas difficile de sortir de cet embarras, et de choisir une seule de ses qualités. Homère souvent ne loue de ses héros qu’une partie d’eux-mêmes, les pieds, la tête ou la chevelure, quelquefois leurs armes, leur bouclier, car il est impossible de parler de toutes leurs perfections à la fois. Je ne retiendrai chez la Mémère que l’œil ouvert : elle épie inlassablement les occasions de bien faire, de rendre service et d’aplanir les obstacles devant ses voisins dans l’embarras. La franchise de sa parole lorsqu’elle résout un problème de gestion domestique est comme un fer qui brûle et coupe ; elle réveille malgré lui l’oisif assoupi comme s’il avait bu de la mandragore, et l’exhorte à planter sans délai ses pommes de terre (la saint Joseph, dernier délai !) ; elle se préoccupe fort peu d’être agréable à l’élu municipal qui a coupé quatre beaux tilleuls pour créer deux places de stationnement ; elle soutient de ses propres deniers et de sa présence assidue la seule association locale de macramé ; elle relève par ses encouragements la veuve esseulée, l’enfant que l’on gronde, le père d’un voyou ; elle fomente des alliances et des pactes là où ça paraissait impossible ; rien ne lui échappe, aucune ruse ne la trompe, personne ne l’achète.
Tu l’as compris, Alphonse, mon cher ami, la Mémère est la dame qui m’héberge quand mon humaine est au loin. Grâces lui soient rendues, ainsi que pour leur aide en fait de rhétorique à M. Erasme de Rotterdam et M. Lucien de Samosate.
A la campagne, un peu après les Ides de mars.

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