samedi 8 mars 2008

Le 8 mars



Lazare m’a dit tout à l’heure : « Tiens, si nous allions prendre l’air, j’ai entendu dire que l’air était chargé de particules. » Je n’aime pas à contredire mes amis, aussi nous sommes-nous installés tous les deux derrière le garde-corps nous séparant d’une fenêtre, alors qu’en bas des humains fonçaient à une allure infernale dans leurs tôles à roulettes. Lazare est si curieux de tout ce qui touche à l’aristocratie, la noblesse et tout ça ! Enfin, de notre observatoire, en tordant un peu le col vers la gauche (eh ! oui, vers la gauche…), nous voyions la plus belle place du monde, et vers la droite (et pourquoi pas à droite ?) une porte monumentale aussi noire que du café, environnée par un « « espace en attente de requalification », c’est-à-dire inqualifiable.
Nous ne pouvions presque pas parler, étourdis que nous étions par la ruée desdites tôles qui se frôlaient, se dépassaient, leur dessein à toutes étant, il me semble, de s’enfuir le plus loin et le plus vite qu’elles pouvaient lorsque certaine lampe ronde devenait de la couleur d’une mandarine (je ne distingue pas trop mal les couleurs, grâce à ma formation dans les beaux-arts). Nous avons vu aussi beaucoup de ces doubles-tournettes que les humains appellent, je crois, « vélos ». Ces engins allaient à sens autant qu’à contresens et à la confusion ; souvent ils étaient montés par des dames à chignons et lunettes ayant pour la circonstance revêtu de longues jupes grises si peu commodes qu’elles devaient descendre et continuer à pied, encombrées de leur machine chargée de victuailles, de sorte qu’elles pouvaient s’emplir les poumons des fameuses particules. Un coup de pédale débouche les artères, une inspiration les rebouche, pensais-je assez cyniquement.
Et puis je me suis mise à somnoler, Lazare concentré voire inquiet à côté de moi. Je commençai même à rêvasser, et dans mon rêve se mêlait la perspective d’une mulot-party à laquelle je suis invitée pour les vacances vernales (il ne faut plus dire pascales, ça fait clérical) dans les Cévennes, et la rumeur d’une humaine conversation en-dessous de moi.
- Elles sont nulles les boutiques, ici… Elles sont…
- Arthur, je t’en prie, sois poli.
- Mes copains, ils ont des chaussettes prada, i m’en faut.
- Mon chéri, tu en auras la semaine prochaine.
- Non, i m’en faut tout de suite.
- Mais je ne peux pas t’en chercher tout de suite, j’ai mon cours de lapalissades, et après, mon taï tchi.
- Non, i me faut mes chaussettes, i me faut mes chaussettes.
Après, mon rêve me conduisit à l’intérieur de la Terre, où régnait un pandemonium digne à la fois d’un vieux film de Woody Allen dont le titre ne me revient plus, et des scènes proto-industrielles qui sont peintes sur les murs du Studiolo de Francesco de’ Medici et qui se passent dans les mines d’alun, les forges, les antres des alchimistes, etc. Dans mon rêve, il n’y avait pas de mines d’alun, mais des « mines d’essence » (on sait bien que l’activité onirique défie le bon sens), mon rêve n’allait pas dans le sens du développement durable, certes.
- Mes chaussettes, continuait l’Arthur.
Il devait bien connaître la psychologie maternelle. « Môman, ma petite môman », entendis-je tandis que mes « mineurs d’essence » ravageaient les entrailles de la pelote nommée Terre. Alors j’entendis claquer les portières de la tôle de la môman, qui ressemblait à une chaussure de sport taille 34, et vaguement, je dérivai vers les profonds âges géologiques où des mers, des mollusques et des bêtes étranges avaient formé à force de millénaires ce brouet que les humains savent transformer en puissance et en vitesse, afin que môman procure toutes affaires cessantes des chaussettes prada à son arthur.
L’après-midi passa. Les passants passèrent. Je revins plus ou moins à l’état de veille, un peu mélancolique, à côté de Lazare toujours désireux d’attraper au vol une particule.
C’en était fini, hélas, des tracteurs des élections municipales. J’aimais bien, pourtant, ces jours passés, les entendre vanter la réhabilitation imminente, la végétalisation, la réabomination, le point ceci ou cela, le monsieur crottes qui distribuerait les canisacs (hi, hi, hi), la madame réseau, l’éco-quartier, la mixité sociale, les artistes en résidence (voilà qui réinsufflerait du dynamisme à LA BUANDERIE), la nouvelle génération, la saleté propre, la puanteur parfumée, le terrain multisports, l’étroite concertation. Heureusement, on va les revoir la semaine prochaine, plus déterminés encore !
J’en étais là de mes réflexions lorsque la petite tôle en forme de chaussure se gara pile en-dessous. Môman et Arthur s’en étant extraits non sans efforts :
- C’est super, l’Estampille-Boulevard. Quarante paires pour le prix de trente-neuf.
Voilà comment je vois les choses : pendant des millénaires, des mollusques ont bouilli dans le sein de la Terre, des humains se sont échinés à raffiner, transporter, fabriquer, vendre, savoir et faire savoir, ils ont élargi les rues, bitumé et rebitumé, noirci les portes monumentales, pour que môman et son arthur fassent quatre-vingts kilomètres au-delà de l’hyper-centre. Et dans les autres tôles, ce samedi après-midi, autant de mômans, autant d’arthurs. Ils sont nuls, ces humains.

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