vendredi 21 décembre 2007

Mon Journal depuis le 15 novembre

15 novembre
"20 minutes", ça m'a plu, parce que c'est à peu près le temps que je mets pour avaler mes croquettes Royal Canin (horresco referens) et ma tasse (en faïence de Nevers) de lait allongé. (Oui, je suis malgré moi vendue aux grands groupes de l'agro-alimentaire et j'adore l'antiquaille de prestige encore que je ne dédaigne pas les soirées poubelles avec les copains). Alors j'ai décidé de bloguer moi aussi, d'une patte peu aguerrie. D'autant plus que mon humaine m'a priée à l'occasion de lui mettre en ligne ce qu'elle appelle ses cours (tu parles !). Et je suis entièrement dépendante d'elle pour la pâtée et le reste, comment refuser ? J'ai bien protesté par un miaulement très audible mais en vain, je ne sais m'y prendre, n'ayant jamais pris des leçons d'agit-prop. D'ailleurs, que serais-je allée faire dans cette galère, moi, ancienne chatte errante et méritante ? (Ce n'est pourtant pas ici que je me vanterai de ma médaille de la famille française...) Bref, les pattes m'en tombent, les muridés de nouveau ont investi Gabriel-City et en font le blocus, non sans auxiliaires très occultes, les nouvelles sont mauvaises.

16 novembre
Cette nuit, virée furtive à GC. Suivi l'Allée des Poubelles puis la Place des Pigeons sédentaires jusqu'au distributeur de billets. C'est là, m'avait dit mon humaine, que d'après les Hautes Autorités de GC il faut montrer maintenant main blanche aux muridés bloquants qui tiennent les lieux. Mon humaine m'a d'ailleurs fait remarquer deux choses :
1. Qu'il est du plus haut comique que l'accès limité à GC contrôlé par les muridés hostiles au grand capital soit placé justement à côté du distributeur de billets, et que les Hautes Autorités écrivent ça froidement.
2. Qu'elle n'a pas passé naguère des concours difficiles et des sélections plus sévères que le FWR (Feline World Reward), pour à présent ramper par des fenêtres et se présenter humblement aux muridés bloquants en expliquant qui elle est et ce qu'elle vient faire.
J'ai pu m'introduire dans les lieux sans rien montrer du tout, en passant incognito entre deux jambes de pantalon fort larges. Ensuite, ce que j'ai vu, senti et entendu, c'est qu'un ordre étrange règne, funèbre et sentant plus la naphtaline que le pâté. C'est une opinion d'animal, bien sûr. Mais enfin, je suis ressortie en tremblant de rage et d'infortune.

17 novembre
Hier soir, Alphonse m'a demandé par SMS s'il pouvait se joindre à moi pour une nouvelle virée nocturne à GC. Il avait entendu dire qu'il y avait là-bas de la nourriture et que les muridés s'étaient mis à cuisiner. Alphonse est mon très cher ami, il n'a pas d'humain ni d'appartement, son adresse est des plus vagues : "Montmuzard". Je lui ai aussitôt donné rendez-vous dans l'Allée des Poubelles.
- C'est le monde à l'envers, a-t-il observé. On fait la cuisine dans les lieux normalement dévolus à l'étude.
- Et le ménage ! Tu oublies le ménage ! Tu verras, jamais GC n'aura été plus propre que pendant ce blocus. L'autre nuit, j'ai vu des comités de jeunes humaines qui maniaient la brosse et le balai avec un entrain incroyable.
- Le Mont des Muses et en passe de devenir le Mont des Muridés.
Alphonse est fataliste. Tant de batailles, tant de luttes ont tanné sa peau ! Il trouve que la vie va un jour comme ci, un jour comme ça, que tout est toujours pareil sous la lune, que le dévoiement des choses est pareil à un grand carnaval inévitable et qu'il faut prendre son mal en patience en profitant s'il se peut des boîtes de thon au naturel que les muridés bloquants n'auront pas manqué de se procurer pour tenir jusqu'à leur synode de mardi. (J'exagère... sous ses cicatrices gagnées dans maints combats de rue, Alphonse abrite une âme de philosophe stoïcien.)

22 novembre
Voilà ! En compagnie de mon très cher ami Alphonse, et grâce à lui, j'ai fait mon baptême du feu ! Pour la première fois de ma vie, je suis allée voir une âgée, à l'amphi Gaston, puis à l'amphi Platon. Certes, j'ai été un peu déçue : je croyais voir une ancêtre, une dame vénérable laissant tomber de sa bouche édentée des paroles d'or et de sagesse, des diamants de rhétorique. Je l'ai cherchée en vain. Il n'y avait que ses trois lieutenants (l'un d'eux s'est d'ailleurs révélé une lieutenante, gracieuse comme la nymphe Egérie, flanquée de Numa Pompilius et d'un tramway nommé Désir), fermement campés derrière ce qu'il est convenu d'appeler une chaire. De là, ils nous enjoignirent d'abord, de la voix et du geste, de quitter le fond de l'amphi, où nous restions debout sur nos pattes postérieures. Oh ! comme leurs voix étaient caressantes ! Comme ils nous voulaient dans leur aura immédiate ! Moi, je n'osais pas m'avancer, car je mangeais mon goûter et redoutais de faire des miettes, cet amphi Gaston est si propret.
- Mais si, avancez, disaient-ils ! Il faut faire le comblage !
Ciel ! le comblage après le blocage !
Il faut dire qu'ils n'ont pas eu beaucoup de succès avec ce comblage. Alors ils ont commencé une explication, d'une nouvelle loi très injuste, qui va donner beaucoup plus de pouvoir aux marchands de pizza caoutchouteuse qu'aux philosophes. Qui ne se révolterait à cette idée ?
Mais il est bien tard, mon humaine m'a infligé plusieurs heures d'enfermement dans une caisse de tôle nommée Polo ou Clio ou que sais-je, où j'ai eu bien mal au cœur, et nous dépassions dangereusement des camions lettons remplis de pizzas surgelées roulant vers le Portugal, et Alphonse a tendu la patte par la portière et a fait affaire avec l'un des chauffeurs, qui a déjà accepté de faire partie du futur syndic de G. C. et de financer un master pro dans l'UFR de mon humaine. Un as cet Alphonse ! Quelle visibilité, quelle lisibilité !

23 novembre
J'étais tranquillement en train de lire le Journal de Kierkegaard de l'année 1851 quand mon humaine m'a sans aucun ménagement ratissé la nuque de la main (elle appelle ça une "caresse") pour me demander mon avis sur certaine relation de l'âgée que j'avais vue la veille (ou plutôt que je n'avais pas vue), qui se tenait dans cette grande maison cylindrique pareille à deux meules superposées de gruyère ou autre fromage à pâte dure.
- Je sais tout, lui ai-je répliqué. Pas la peine de m'interrompre dans ma lecture et de me meurtrir les oreilles avec ta grosse bague bon marché.
Elle est très susceptible et elle m'a regardée avec un peu d'agacement.
- Et qu'est-ce que tu veux dire par là, ma chère Krazy ?
- Tu n'as qu'à lire toi-même ce qu'écrit ce Danois mélancolique (je le lis, celui-là, mais je n'aurais pas voulu subir sa cuisine à base de poissons fumés, son salon enfumé et ses pénibles ratiocinations sur sa fiancée).
- Mais je l'ai déjà lu !
- Quand on a déjà lu, on relit, ma chère. Eh bien, tu vois, par exemple il parle des dignitaires ecclésiastiques, gras à lard, prébendés et tout et tout, qui n'abritent dans leurs cervelles corrompues qu'intrigues pour leurs candidatures, leurs avancements et leurs émoluments. Eh bien le dimanche au prêche, que crois-tu qu'ils prêchent ? Ils disent : "Il nous faut des moines mendiants... Il nous faut revenir à la pureté évangélique. Il nous faut des réformes."
- Je ne vois pas bien le sens de ta comparaison, qui est d'ailleurs fort peu laïque.
- Laïque ou pas, on s'en moque. Je parle des clercs, écoute bien. Ces dignitaires ont leur gros derrière bien assis sur des réformes depuis très longtemps, ils ont l'habitude de parler de simplicité et d'égalité. Mais pour avoir des grades et des hochets pour leur vanité, ils sont prêts à inventer des diplômes qui ne sont que du vent, à proposer sous des acronymes barbares des marchandises avariées dont on n'avait encore jamais entendu le nom. Et même ils sont prêts à écraser de tout leur poids ceux qui veulent seulement enseigner ce qu'eux-mêmes ont naguère appris de leurs bons maîtres.
- Tu n'as pas tort. C'est toi, au reste, chère Krazy, qui m'a un jour fait remarquer que sous un acronyme se cache souvent une volonté effrénée de pouvoir. On ne dit plus les mots, on les profère comme un mystère pétrifiant.
- Oui, ai-je répliqué, mais dis-donc, tu n'as pas l'air de te souvenir que c'est le jour de faire les courses, et je ne dédaignerais pas un petit morceau de foie de veau. Tu n'as quand même pas l'intention de téléphoner à un livreur de pizza ?
Là-dessus, je suis retournée à ma lecture, en pensant aux muridés étourdis qui se donnent corps et âmes à des doctrines perverses, et j'ai vu que les auteurs anciens sont bien utiles quelquefois pour comprendre le train dont va aujourd'hui la machine mondaine.


25 novembre
J'ai la tête en feu, les pattes endolories à force de patrouiller dans les dictionnaires, les griffes usées par le trackpad qui m'a servi à solliciter M. Google. Mais je ne regrette pas mes peines, car j'ai aujourd'hui bien avancé mon instruction. Mon humaine en est stupéfaite, elle qui croyait que l'inclination de ma nature, un dimanche pluvieux de novembre, était de rester étendue de tout mon long sur un sofa moelleux.
J'avais été fort intriguée, lors de la séance solennelle de l'âgée de jeudi, par la décision des muridés (et parmi eux surtout des mulots à poil ras, par ailleurs contestés) de pantomimer la loi très injuste qu'ils vitupèrent, en plein sur la place Royale, parmi les vendeurs de vin chaud, de pains d'épices et de brimborions made in china. Non, je m'exprime mal, ce n'est pas tant leur intention qui excitait ma curiosité, que les mots employés pour la dire : "ACTION SYMBOLIQUE ET SATIRIQUE, THEATRE D'UN PROCES EXPLICITANT LES TARRES DE LA LOI". Ah ! ceux-là possèdent assurément plus d'un neurone ! Voilà une combinaison de concepts qui est toute pareille à une savoureuse bouillabaisse, tant on y pêche à loisir les bons morceaux ! Je ne ronronnerai pas une seule damnée seconde sur SYMBOLIQUE, cela est trop fort pour moi. Je laisse SATIRIQUE à certains humains du 4e étage de G. C. que mon humaine appelle ses chers "collègues", et je m'arrêterai seulement à ce THEATRE D'UN PROCES EXPLICITANT LES TARRES DE LA LOI. Les TARRES ? Vous avez dit les TARRES ? Voyons un peu. On sait que le niveau monte, et en effet, M. Google donne pour TARRE 303 000 réponses, pas une de moins ! Je lus les trois premières; deux me parurent émaner d'individus vraiment très malades, et la troisième était, je crois, la recette d'une tarte. Mais si c'était TARES ? "Tare se dit figurément en Morale, des défauts qui se trouvent aux hommes et aux animaux." (Ce M. Furetière y va un peu fort en nous appliquant sa définition, mais enfin, il nous fait participants de la Morale, ce qui lui vaudra une récompense.) Bon, je retournai voir M. Google, et vis que TARE a quatre fois plus d'occurrences que TARRE ! Si la démocratie règne chez les mots comme chez les muridés, les humains et autres espèces, s'il y a chez eux tous des dominés et des dominants, alors il faut écrire TARES. Pourtant je ne laissais pas d'être encore dans le doute. Car M. Furetière, quelques lignes plus bas (au passage, j'ai lu que Tartuffe en verlan se dit Montufar...) écrit que TARRER est un terme de blason, même que "c'est une marque de Noblesse, quand l'écu est tarré de front". Les malheureux 303 000 ignorent peut-être cela, morfondus et déprimés. Rassurez-vous, tarrés de la terre, vous êtes sans le savoir la fine fleur de l'aristocratie. J'aurais eu envie de les rassurer tous, tout de suite. Mais je passai à THEATRE D'UN PROCES. Or je ne sais s'il faut admirer ce théâtre-là, ou le plaindre, ou le craindre. Théâtre d'ombres, théâtre d'agriculture, théâtre d'honneur, soit, et puis j'adore le théâtre (j'ai vu récemment "Les peines de cœur d'une chatte anglaise" et pas plus tard qu'hier au soir "l'Illusion comique", tandis qu'Alphonse, mon très cher ami, préférait de son côté une catnip-party). Mais je me hérisse à la pensée d'un procès en masques, cela vous a des relents de brûlé. Et d'ailleurs, les choses explicitantes qui se veulent ludiques sont en général aussi fâcheuses qu'un shampooing.

29 novembre
La lune était hier encore en son plein, et je comptais bien m'adonner à l'un de mes grands plaisirs, qui est de regarder un épisode du feuilleton Power Point, pendant que l'astre de Diane caresse de ses pâles rayons l'écran où défilent des créatures et des histoires prodigieuses. C'était sans compter avec Alphonse, mon très cher ami, qui est arrivé soudain très agacé, après avoir passé, me dit-il, beaucoup de temps dans les transports en commun.
Je me suis abstenue, combien que j'en aie envie, de le reprendre sur sa manie de vouloir toujours être à la dernière mode. Voilà qu'il a maintenant inventé de donner à son pelage - pourtant déjà suffisamment malmené par les vicissitudes de son existence - une apparence mate qui est paraît-il très tendance. Et pour cela il a entrepris de le rincer à l'eau sucrée ! Mais bon, à chacun ses goûts, à chacun sa complexion.
- Que t'arrive-t-il, lui ai-je demandé. Aurais-tu attrapé une puce dans l'autobus ?
- Point, répliqua-t-il avec son laconisme habituel. Mais je suis fâché à cause des mots.
- Encore les mots ! (J'étais un peu impatientée, car dans l'épisode que je regardais, le dénommé Judas, traître de profession, avait tout l'air de préparer un mauvais coup, et je voulais connaître la suite.)
- Oui, les mots. Tu n'ignores pas que pour se rendre à G. C., il faut prendre non pas une ligne, comme dans toutes les autres villes, mais une liane, la liane 5.
- Je m'en suis rendu compte, ça fait déjà un bout de temps que ça existe.
- Une liane, c'est bon dans la jungle, dans la vie sauvage. Tarzan et Jane, et tout ça. Mais nous vivons dans une ville, je pense, dont nous sommes les citoyens, même moi, qui n'ai pas de logement, et à qui les antennes paraboliques servent de toit. On veut donc nous faire croire que nous sommes dans la jeunesse éternelle de l'éden, l'innocence de l'état de nature, et que nous volons souplement d'une liane à l'autre. Or tous les jours je vois des humains recrus de fatigue, ou très âgés, qui se hissent péniblement dans ces monstres de tôle nauséabonds.
- Oui, je sais bien, c'est déplorable. (Le dénommé Judas avait rameuté des propre-à-rien comme lui et ils s'étaient armés de bâtons et de torches.)
- Mais le pire, c'est que dans leur jungle, il y a maintenant des totems.
- Des quoi ? (La situation devenait grave pour les anciens amis du dénommé Judas.)
- Des totems. Des piquets de ferraille et des pancartes au bout, avec des informations, qui te disent si l'autobus a du retard, s'il y a dedans un distributeur de croquettes, un contrôleur, etc.
- Des piquets qui encombrent encore un peu plus le trottoir, je présume (je ne les ai pas encore vus), et qui serviront de toilettes aux canidés.
- Je n'en peux plus avec leurs mots ! Un totem, c'est dans les sociétés prétendument primitives un animal qui protège un clan, auquel on rend des devoirs.
- Et qui est l'objet de tabous. C'est merveilleux ! Avec leurs mots ils ressuscitent des lois fondamentales. Tu verras que bientôt les muridés iront dévotement adorer les totems. (Le traître était en route pour aller se pendre. Tous les épisodes de Power Point ne finissent pas par des mariages.)

Le 2 décembre
Alphonse, mon très cher ami, qui fréquente assidument les poubelles, ce moyen par lequel les humains communiquent aux sociologues des données odorantes, confuses et contondantes sur leur consommation, me disait hier :
- Ils n’achètent plus à manger, ils n’achètent que des images.
- Tu crois ? Pourtant le commerce du livre d’art ne se porte pas si bien, à ce que l’on dit.
- Tu n’y es pas du tout. On voit bien que tu as le gîte et le couvert dans une maison où ces choses-là abondent. Mais ce n’est là qu’une infime partie des images qui s’impriment et se jettent journelllement dans une ville.
- Se jettent ? Tu n’y penses pas ! Quand je trouve une image, je la prends avec soin entre mes pattes, la flaire, la défroisse s’il le faut sous mes coussinets, la hume encore, la regarde attentivement et la range à sa place.
- Mais si ton humaine était docteur (Dieu merci, il ne dit pas « docteureu »), ou coiffeuse, tu n’irais quand même pas restaurer et classer ses Match, assez vieux pour exhiber l’effigie de Farah Diba, n’est-ce pas ?
Il parlait d’une de ses vies antérieures… Je réfléchis un peu avant de lui répondre. J’avais, je ne sais pourquoi, quelque menu désir féminin de le quereller :
- Eh bien si, justement. Ceux-là auraient déjà un parfum d’antiquité. Evidemment, un Match du mois dernier avec Cecilia, ce serait autre chose. (Je sais que ça l’énerve, ça.)
- Et un journal avec la photo du grand sachem des muridés bloquants, tu passerais peut-être affectueusement ton museau dessus ?
- Qui sait ? Mais c’est un vrai problème, ces images, qui ne sont jamais que des simulacres, et que l’on aime tant regarder, bien longuement, en tournant un peu la tête de côté. Les humains n’ont pas idée de tout ce que nous y voyons, eux qui se sont fait et se font des guerres sanglantes et sans fin à cause des images. Mais où voulais-tu en venir ?
- Je te l’ai dit. Hier au soir, avant le passage de la benne, j’avisai un beau sac, rebondi… ça sentait la langouste, là-dedans, quelque chose comme ça.
- Bon, épargne-moi les détails, dis-je.
- Tu sais ce qu’il y avait dedans, une boîte contenant des boîtes, et rien que des images sur carton, pizza, pintade, paella…
- Que des choses commençant par p, alors ?
- Tiens, c’est vrai ! Alors sont arrivés trois humains habillés comme des gens qui ne paient pas d’impôts, avec un chien très méchant. Je me suis caché sous une voiture, et j’ai vu qu’ils lui donnaient deux poulets qu’ils avaient sûrement volés.
- Et comment le sais-tu ?
- Ils sentaient le volé. Quand ils furent partis, j’ai pu manger la peau et la ficelle.
J’en avais les larmes aux yeux, mais ne le laissai pas voir. Comme mon humaine était absente, j’invitai Alphonse à me rejoindre à la cuisine puis sur la bergère bleue (celle qui m’est rigoureusement interdite, je me demande bien pourquoi) et lui proposai de regarder avec moi un très beau catalogue d’exposition qui vient juste d’arriver. Il s’appelle « Luca Cambiaso, un maestro del Cinquecento europeo » et raconte une exposition qui a eu lieu à Gênes.
J’expliquai à Alphonse que c’était la ville de l’admiral Andrea Doria, mais Alphonse n’aime pas entendre parler de choses trop aquatiques, sauf si ce sont des poissons ou des langoustes.
- Encore un catalogue de natures mortes ?
- Aucunement, mon vieux.
Je lui montrai alors l’autoportrait de ce Luca Cambiaso avec son père, qui m’avait beaucoup plu. Luca est bien sérieux quand l’œil un peu détourné vers le miroir où il se regarde, il peint son père dans l’atelier, son père qui lui ressemble tant mais qui montre tous les signes de l’âge. Il lui met le pinceau juste dans la bouche comme pour désigner l’organe de la parole et du conseil. J’aime ce coin d’atelier très austère où ne se voient que des modèles, et je me faufile par la pensée sur l’étagère de bois brut, derrière un buste de plâtre, sans le faire tomber, sans que l’on me voie.
- Tu as remarqué ? a dit Alphonse. Les peintres peignent saint Luc qui peint la Vierge Marie. Ce Luc-là peint son propre père. Les peintures, on n’en voit pas la fin. Ce n’est quand même pas comme les images…





Le 4 décembre
La journée avait fort mal commencé.Je m’étais levée tôt hier matin, avais pris connaissance des nouvelles du jour, et ayant lu au détour d’une page une chose propre à me faire doubler de volume à force d’emportement – certains affects ont sur notre apparence des effets qui confinent au prodige -, je m’étais précipitée en courant à la boulangerie, où je savais trouver mon humaine. Or elle se trouvait à l’intérieur de la boutique, séparée de moi et de mon indignation par une hideuse porte de verre blindé bordé d’aluminium imitant l’or massif, comme si ce temple du pain sec eût été le temple du roi Salomon ou le palais de Topkapi. Je la voyais discourir, rire, sourire, faire de grands gestes, et je ne comprenais pas un traître mot de ses propos, qui devaient à cette heure matinale être d’une banalité déshonorante. Après m’être même juchée en vain sur le rebord de la devanture, je continuais à tempêter dehors lorsque soudain, un humain s’apprêta à entrer et ainsi m’entrouvrit la porte où je tâchai d’engouffrer mes antérieurs. Hélas, la boulangère, une dénommée Ginette qui n’a ni ses yeux ni sa langue dans sa poche, m’avisa en s’écriant : « Ah ! non, pas la Krazy ! » La Krazy, je vous demande un peu ! La Ginette, bien qu’elle n’ait jamais assez de salive pour parler de ses articulations souffrantes, fut assez rapide pour clore énergiquement la porte dont l’arête coupante m’emporta net deux poils de moustache et navra mes narines. Oh ! l’inhumaine ! Et combien plus inhumaine encore mon humaine, qui me renia en cette occasion, la traîtresse, si même elle ne se répandit pas en commentaires favorables sur la législation hygiéniste de notre pays.
J’en étais là, mâchant ma désillusion, lorsqu’elle sortit enfin avec ce pain sec dont ils font si grand cas, mais qui ne vaut pas grand-chose (les pâtes sont meilleures au goût, croyez-moi).
- Mais qu’est-ce qui te prend à battre la campagne comme ça ce matin ?
- Il me prend que le blaireau-major de l’Université de Monaco…
- Et depuis quand y a-t-il une université à Monaco ? Tu veux sans doute dire Munich ?
- Non, pas Munich, mais Monaco, l'Université est sise boulevard du Prince Albert Ier...
- Je vois...
- Et quelles sont les nouvelles là-bas ? Je présume que la situation évolue de minute en minute...
Elle avait raison. On est vite dépassé par les temps qui courent. (A l'heure où j'écris il y a eu un vote contre le blocage, mais il paraît qu'il n'est pas valable, les blaireaux se sont mis à soutenir les mulots, le blaireau-major s'est énervé et a décrété qu'il fermait tout, comme ça il n'y a plus de blocus.)
Pour en revenir à ce que j'avais lu, c'était que le blaireau-major de l'Université du Prince Albert avait félicité solennellement les muridés qui là-bas bloquent, de s'être montrés si généreux et civils au cours de leur blocus, de n'avoir rien cassé, rien taché, d'avoir bien fait la poussière, d'avoir écouté aimablement les orateurs dans leurs palabres. Si responsables, a-t-il dit et écrit. Je croyais que l'on était responsable de quelque chose, de quelqu'un. Qu'est-ce que cette nouvelle manie d'enlever les compléments des mots ? S'agit-il de subrepticement les vider de leur substance ? Je le croirais volontiers. Il avait été si content, le blaireau-major, d'avoir organisé un vote électronique ! La démocratie et le jeunisme ne circulent-t-ils pas invisibles comme la grâce dans les ondes qui relient tout à tout le monde ? Le blaireau-major, la nuit, rêve qu'il monte à une tribune parmi des murmures flatteurs, et dit à tout le monde : "Je vous ai compris !" Mais il sait que ça sent un peu son tyran, de faire ça, et ça n'est pas dans les attributions d'un blaireau. Il se réveille le matin dans ses draps entortillés et il se rappelle qu'il a peur.
- Peur de quoi ? Tu divagues, dit-elle. Les draps entortillés du blaireau-major ! Ton imagination te perdra... Les blaireaux sont solides, ils en ont vu d'autres.
- Les blaireaux sont comme Alphonse. Ils ont reçu bien des projectiles. Et puis une fois, quelqu'un par erreur leur a lancé un saucisson.
- Arrête, tu m'embrouilles avec tes comparaisons.
- Mais un blaireau-major, tu te rends compte ! Avec la nouvelle loi, c'est lui qui va décider de tes fins de mois, et je n'ai pas envie que tu m'achètes des croquettes du Lidl.
- Tu t'emportes trop aujourd'hui, mais tu as parfaitement raison, ma chère Krazy, reconnut-elle. Il ne fait pas bon être gouverné par celui qui flatte ceux qu'il craint.



Le 9 décembre
La pluie tombe sans discontinuer et je n'ai même pas pu aller dans l'une de mes librairies favorites pour bouquiner. (Bouquiner, c'est regarder ça et là dans les livres, lire ici une ligne, ici une page, une table des matières, flairer ce que ça vaut, folâtrer, désirer ou fulminer, acheter ou pas, aucune importance. C'est aimer, attendre, soupirer, jubiler. Ce que c'est qu'un livre, tout de même !) Mais mon humaine a rapporté un journal tout mouillé et fripé qui sent un peu le jambonneau. Là-dedans nous avons lu toutes les deux que le blaireau-major de l'Université Arthur Rimbaud de Bacontown (décidément, on est dans la charcuterie) a jeté une chaise sur le ventre d'une muridée bloquante.
(Bon, j’ai été interrompue quasiment au milieu d’une phrase, et en voici la cause : deux employés venue enguirlander la rue, ont fait péter les plombs dans toute la maison.) Excellente leçon ! J’étais hier en émoi à la lecture des nouvelles des Universités Arthur Rimbaud de Bacontown et du Prince Albert à Monaco et des dernières aventures de leurs blaireaux-majors, et elles ne sont déjà plus d’actualité. Tel est l’événement : sensationnel le matin, le soir chassé par un autre ; le lendemain les enverra tous les deux à la poubelle parmi d’autres choses éventées.
Or se pencher en ce moment sur les affaires de ces universités, c’est comme de pétrir un coussin en polaire. (Polaire : une matière faite paraît-il à partir de vieilles bouteilles d’eau en plastique, je vous demande un peu, c’est ce qu’ils appellent le développement durable, si j’ai bien compris.) Les griffes se prennent tellement là-dedans, que l’on ne sait plus en sortir, ça vous électriiiiiise, et l’on finit par se coucher, mal en point, morose, en songeant que l’on est sur un matériau recyclé. On se fatigue à tâcher de se reposer. Dans ces cas-là, je vais jusqu’à débrayer le ronron.
Mais je suis ainsi faite que je ne peux m’en empêcher ; c’est plus fort que moi, je vais toujours pétrir et repétrir le polaire, espérant à la longue changer sa nature ou en tirer quelque chose. Eh bien, il en va de même de tous ces articles, communiqués, commentaires, horizons débats (ils n’ont jamais guetté l’horizon, ceux-là), blogs et autres ; je me figure chaque fois qu’à force de les pétrir, je vais en extraire une petite vérité, ou à défaut quelque mensonge qui mis tout nu fera encore une fort propre vérité. Toutefois, ce n’est pas si simple. Pour être sincère, il me faut avouer que je n’ai pas encore réussi à extraire de tout ça le moindre bout d’oreille de vérité. D’abord, le style colle aux pattes. Tous ces « concernant » (toujours employés mal à propos), « concerné », « concessions », « conditions », « obtention » sont « saoulants », comme l’a reconnu lui-même un mulot à poil ras. Ce sont des discours que l’on a beau arpenter en tous sens, relire plusieurs fois, à peine y découvre-t-on l’ébauche d’un raisonnement. Parfois, l’œil avide cherche à se raccrocher à un constat clairement formulé, à une passion véritable. Par exemple, « la situation est grave », reconnaissent des blaireaux qui s’avouent « préoccupés ». En voilà qui à force d’avoir longtemps puisé la tranquillité dans l’inquiétude, commencent à trouver que c’est inquiétant d’être tranquilles. Puisse leur préoccupation n’être pas trop amère !
- Ils sont seulement pré-occupés, pas occupés, me fait remarquer mon très cher ami Alphonse, qui arrive de Monaco où il a passé deux jours sur un canapé vintage, dans l’institut d’histoire de l’art et océanographie.
- Et qu’est-ce qu’il y a à voir, dans cet institut ?
- Plus de choses que n’en connaîtra jamais ta science, me répond-il avec un air de côté En tout cas, des livres que ton humaine n’a pas lus, et des drôles de poissons.
- Mais qu’irait-elle faire dans cet institut du Prince Albert ?
- De toute façon, il est fermé depuis quatre semaines. J’ai entendu dire que les blaireaux se sont enfuis pas un souterrain dans une grande maison de l’autre côté de la rue, une ancienne fabrique de tuyaux.
- Des vrais tuyaux ?
- Oui, en fonte, tout en fonte, avec dépendances.
Et nous rions doucement tous les deux, car nous nous comprenons.

Le 13 décembre
J’ai hier réussi quelque chose d’extraordinaire : j’ai acheté avec la carte bancaire de mon humaine, sur un fameux site de vente aux enchères, le cadeau de Noël que je vais offrir à mon très cher ami Alphonse. C’est un polissoir à griffes qui fait téléphone portable, appareil photo, agenda, GPS, tensiomètre, détecteur de muridé à moins de 25 pattes de distance (les mesures là-dessus sont en pattes, pouces et lignes), avec dent bleue et i-patte.
Le seul problème sera de le réceptionner discrètement, autrement dit d’être là quand le facteur paquets se présentera, et de le cacher dans le fond du placard à chaussures d’été, afin de le rendre invisible jusqu’au soir de Noël. L’année dernière, Alphonse, mon grand ami, s’est présenté bien après minuit à la cuisine où il n’a reçu que des restes alimentaires ; mais cette année, j’entends bien qu’il soit avec tout le monde au pied du sapin et qu’il ait un vrai cadeau.
Donc j’ai regardé moi aussi ce qu’il y a à vendre sur ce site, et je dois dire que j’ai été bien tentée par une petite peinture détenue par un marchand de la Chine, vendue un euro seulement, qui s’appelait « Merveille de fille à l’huile ». J’ai même pensé en faire l’acquisition pour mon humaine, avant d’être arrêtée par un scrupule. Ce n’était pas du tout de lui acheter quelque chose avec son propre argent, bien que ce fût un peu raide. Mais à la réflexion, je me dis que j’avais déjà vu ailleurs cette merveille de fille à l’huile. Qu’était-ce donc ? Oui ! En effet, c’est une jeune fille au turban peinte par cet Italien portant un nom dont je ne me rappelle pas, qui est je crois celui d’un fromage… Ce qui veut dire que ces Chinois ne se gênent pas pour vendre un euro des copies de peintures qui valent des millions ! J’ai eu de la chance : je vois d’ici mon humaine déballer le paquet. Que d’exclamations ! Quelle histoire elle en aurait fait ! le ridicule eût été sur moi jusqu’à la consommation des siècles.
Ce qui fait que je ne sais pas encore ce que je vais lui déposer au pied du sapin. Probablement un muridé, comme d’habitude. Un cadeau classique, en somme. Il n’est pas possible d’être toujours à la pointe de l’originalité.
Par la même occasion, j’ai vu que certains muridés du sud du pays avaient mis en vente leur propre université, leur propre « alma mater » ! L’idée est drôle, à n’en pas douter. Même Gabriel-City a failli subir le même sort voici quelques semaines. Cette dérision-là, j’y vois du désespoir, le désespoir de constater que tout se vend, tout s’achète. Qu’est-ce qui échappe à la frénésie de la marchandise ?
Même nous autres, nous avons un coût. Notre vie parfois ne tient qu’à un fil, si nous ne sommes pas de noble extraction. Notre entretien n’est pas gratuit, bien que de très sérieuses études aient établi que nos ronrons réduisent les dépenses de santé des humains. (J’entends dire à la radio que le pouvoir des chats est actuellement la première préoccupation du gouvernement.)
Oui, qu’est-ce qui est gratuit ? Des capitalistes cyniques (des chiens, dis-je, et je me hérisse fort à ce mot) ont trouvé que même le « supplément d’âme » était une marchandise, l’ont appelé « la culture », et en font le commerce à grande échelle. Un musée n’est plus rentable ? Déblayez-moi ça ! Les cinémas d’art et d’essai ? Les gens n’y mangent rien, fermez-les !
C’est la loi d’airain du monde depuis que le monde est monde, dirait Alphonse, mon très grand ami, qui a médité très avant sur ces choses-là, par les froides nuits sans lune près de poubelles en plastique hermétiques. Mais le pire, ajouterait-il, c’est que ce qui ne s’achète ni ne se vend n’intéresse plus personne. Un recueil de poèmes sur l’odeur de la rosée matinale : nul, zéro ! Le récit d’une sieste remplie de rêves idiots : pas vendeur !
Certes, je tiens pour ma part plus d’une idée de livre à succès : « Comment j’ai accouché sous X » (dans le tas de bois en montant la rue à droite) ; « L’enfer des cages » (quand mes cinq enfants sont partis à la SPA d’où ils ne sont jamais revenus) ; « Népétard » (l’univers des drogues douces), voire « Les muridés et le lard. Etude sociologique ». Je suis bien certaine que ces livres marcheraient, que l’on en ferait même des scénarios (la fortune !)
Mais bon sang, je n’ai que des sous dans la tête, aujourd’hui ! Allons faire une bonne balade, ça nous fera du bien. Jusqu’au frigo, au cas où la porte s’ouvrirait toute seule…



Le 20 décembre
Dix-huit heures et mon humaine n’est pas encore rentrée ! Dieu sait où elle aura encore échoué ! Est-elle dans un train en panne ? Que de temps elle passe dans des trains arrêtés en rase campagne, souvent stoppés net, paraît-il, par des désespérés qui ayant jugé la corde, l’épée et la ciguë trop peu modernes pour eux, ont voulu que le TUR (train ultra-rapide, je crois que c’est le nom exact), empyrée roulant pour décideurs, fracassât leur pitoyable destinée ! Oh, le prestige sur les pauvres petites âmes humaines des technologies avancées ! Comme nous pensons à leur misère, derrière nos paupières jamais tout à fait closes, quand nous fainéantons, enroulés dans un sommeil tour à tour sincère et feint ! Qui sait quels pensers secrètement compatissants tiennent ensemble la machine du monde, par quels infimes circuits se fait la cohésion de tous ses morceaux et pièces ? Assurément, nous y avons part, nous autres, comme tous ceux qui ont l’air de ne pas y toucher, de contempler, superpassifs et débranchés, l’agitation furieuse et désordonnée des molécules.
Je ne sais trop d’ailleurs, sauf par ouï-dire, ce que sont ces trains où elle passe tant de temps. Alphonse, mon très cher ami, les connaît, lui, et même ne désespère pas de monter un jour dans un avion, voire dans un de ceux qui laissent derrière eux dans la nue ces fantastiques sillages… Voilà comment il s’y est pris pour aller dans un train.
Ce fut extrêmement simple, d’après lui, de suivre dans la rue quelqu’un qu’il connaît, un député au Parlement, à l’heure où l’Aurore aux doigts de rose déclenche le ballet des balayeuses municipales. De le suivre, dis-je, jusqu’à la gare où tous les mardis il prend le premier train pour Paris. Il possède une valise à roulettes surmontée d’une coupole pareille à la tente que le sultan Hosayn dressait dans son jardin de Hérat, si l’on en croit le « Verger » du poète persan Saadi, mais c’est une coupole molle où le député, qui n’a rien d’un sultan, met son pyjama et plein de papier.
Quand le député eut acheté un journal qu’à peine payé il déplia fébrilement pour voir si on y parlait de lui, Alphonse mon ami très cher tira prestement la fermeture éclair de cette coupole et se glissa dans le pyjama qui sentait l’eau de toilette bon marché, odeur qui ne quitta son pelage qu’après un stage non rétribué au Marché Central.
Ainsi dissimulé à la vue, baignant dans des fragrances complexes dues à la munificence d’une femme illégitime, Alphonse, mon bon ami, s’est retrouvé dans un petit studio meublé en plastique près du Palais-Bourbon. Il a même été photographié tout près des chaussures du Premier Ministre, M. Fillon, et ces chaussures étant noires, Alphonse ne ressort pas du tout, sauf qu’il est plus mat, plus terne, pour tout dire.
Alphonse, amico mio, est revenu le soir même de la même manière et c’est tout ce qu’il a vu de la capitale, c’est bien peu.
- Non, je ne suis pas allé voir une exposition, s’est-il excusé sans que je lui demandasse rien. Tu penses, je n’aurais pas pu entrer.
- Et pourquoi pas ? Tu pouvais bien passer une journée entière au Grand Louvre sans que l’on te dise rien.
- J’irai voir le Petit Louvre à Abou Dhabi, a-t-il répliqué sans se démonter le moins du monde.
La vérité, c’est qu’Alphonse avait bien peur de se perdre dans Paris, et appréhendait de traverser la Seine, fût-ce à patte sèche. Il n’est pas aussi intrépide qu’il s’en donne l’air, et n’est citadin que de petites villes.
Quoi qu’il en soit, il a fait, lui, l’expérience de ces longs serpents glissant sur rails où s’entassent des humains munis de bouteilles d’eau, de fils dans les oreilles et de jeux de lettres qu’ils complètent laborieusement, dans la créance où ils sont que cela entretient le souple et le délié de leurs cervelles. C’est du moins ce qu’Alphonse, mon bon ami, m’a affirmé, ayant pu en entrevoir quelque chose quand il était dans le pyjama du député, dont il ne sait pas exactement de quel bord il est, grave lacune.
Ce train d’Alphonse a même eu du retard, et il fallait voir le député s’emporter, lui dont le pyjama, en plus, transbordait un animal sans domicile, quoique prêt à lui donner des conseils non payants sur la réforme de l’Université !
« Tout le monde va quelque part », a tout à coup dit un contrôleur arrivé dans le train comme une apparition, et Alphonse, qui généralise tout, a admiré que ces contrôleurs fussent de très profonds métaphysiciens, que l’Etat paie (pas assez selon eux) pour proférer dans les trains en retard des apophtegmes à côté desquels ceux d’Héraclite sont dignes de l’amuseur Bigard. Ces apophtegmes en tout cas ont la vertu d’arracher promptement les voyageurs à leurs jeux de lettres, et de les faire s’emparer de leurs « mobiles » (on n’en a jamais vu aucun se mouvoir, même une limace est plus mobile qu’un mobile) pour annoncer à tous leurs parents et alliés : « Chuis dans le train, il a du retard. »
Ils sont dans le train mais ils ne savent pas où ils sont, m’a révélé mon humaine. Ils vont jusqu’à confondre Culmont et Chalindrey, Laroche et Migennes, et se figurent que Mâcon est assez près de Vittel. S’ils aperçoivent une taupinière du côté de Reims, certains déclarent dans le mobile à leurs amis et bienveuillants qu’ils approchent des Vosges.
Huit heures du soir, elle n’est toujours pas là, et je n’ai plus que trois croquettes, collées au fond de mon assiette (au coq des Islettes, avec pas moins de trois fêles qui me font bien souffrir). Je vais tâcher d’appeler Alphonse, mon ami très cher, sur son mobile. Si ça se trouve, il amènera Lazare, son ami à lui et par conséquent à moi aussi, ils auront trouvé le dernier numéro de Gala, où nous regarderons ensemble le reportage sur les muridés à grosses oreilles de Marne-la Vallée, des non-bloquants, bien sûr.
- Chuis dans l’oreiller, lui dirai-je, elle a du retard.

Le 26 décembre
Oh ! le bolduc doré ! Oh ! le poinsottia ! Oh ! les crèches en « composite » (émerveillable métonymie) made in china d’où Saint Joseph, tel un père de famille moderne et décomplexé, s’est mystérieusement absenté, remplacé par un roi mage si mal peint qu’il a l’air d’avoir des rouflaquettes de voyou ! Et les nourritures rares, coûteuses et compliquées qu’étalent les réclames saisissantes des hostelleries et les recettes des magazines à l’usage des catéchumènes de cuisine : du faisons, du capon, du dindon, du sang-à-lier, du turbin, du faux-gras, du cafard, des douzaines de huit et de neuf, des marrants, du loir farci, du pain d’âne, du champoigne, de l’oxyboldine, et le pire, des bûches… Ces choses-là envahissent les tables avec grand et odieux branle-bas de vaisselle qui ne sort jamais ! Pendant ce temps, paraît-il, le Saint Père à Rome se met à parler toutes les langues humaines (pas la nôtre pourtant, c’est ça qui ferait sensation) et l’on ne sait ni détruire ni garder le papier cadeau, ce bruissant symbole de vanité où j’aimerais tant à me bâtir un empire éphémère ! Sans parler des enfants (aussi dénommés « gosses ») dont c’est la fête et qui en incarnent l’esprit avec la désinvolture propre à leur âge et à leur éducation-très-soignée. Sans parler des « contes de Noël », genre littéraire qui sent un peu le remède, et de toute façon définitivement « écrasé » par la stature de M. Dickens !
J’ai heureusement échappé à tout cela et au reste.
Alphonse, mon grand ami, ne peut pas dire autant, lui qui avant d’amener à la porte de notre cuisine son poil rêche et son compagnon Lazare un peu alourdi par la moitié d’une boîte de cafard d’élevage, avait partagé les divertissements natalistiques d’un vice-blaireau-major et de sa famille, qui avaient souhaité accueillir des pauvres à leur gamelle. Mais il y a peu à dire de leurs aventures, sauf qu’ils ont eu les oreilles écornées par des cantilènes et des propos de table où ressortaient les mots « excellence » et « récurrence ».
- Et la fameuse loi ? Ont-ils parlé de la loi ? ai-je demandé.
- De quoi veux-tu qu’ils parlent, si ce n’est de la loi ? Ils ne savent parler d’autre chose. « Elle ne va pas assez loin, cette loi. Si c’était moi… », a dit le vice-blaireau-major à son épouse et à ses enfants, avec une acrimonie qui cadrait mal avec les bougies. Si bien que nous en avons eu assez. Au fromage, il avait même sorti son projet d’évaluation externe de la Cabane des Cognitions Humanoïdes !
- Ainsi êtes-vous venus ici directement ?
- Oh ! oui, ont-ils miaulé d’une seule voix. Ici l’on sort au dessert le Vasari et le Tabarî…
Alphonse n’a pas paru faire grand cas de mon cadeau, mais peu m’importe, parce qu’il m’a offert de son côté quelque chose qui ne s’achète pas, qui ne se revend pas sur e-bay, certaine mimique et approche de museaux, un de ces signes de profonde affection et confidence que nous échangeons, nous autres, dans un secret imperscrutable.
Mais Alphonse avait apporté pour mon humaine une fort propre figurine en « Sfarofski » représentant un muridé. Comme je m’en étonnais un peu, il me dit que c’était très facile de se procurer aux moindres frais ce genre d’objets, qu’il suffisait de suivre les couples en voie de désunion, il arrive qu’ils se jettent à la figure leurs présents.
Et moi, eh bien j’ai trouvé au pied du sapin une merveilleuse balle en forme et figure de globe terrestre, que d’une pichenette je fais rouler aller et retour sur les planchers dans cette vieille maison qui penche si opportunément.
Une maison en pente douce, un monde à tenir entre mes pattes. Que demander de plus ?

Le 30 décembre
Il y avait un certain temps que je n’avais mis les pattes au Musée. Hier, m’arrachant à la chaleur toute nouvelle d’un nouveau plaid en mohair, résolue, bravant l’humidité, j’ai fendu la foule des humains suant de convoitise devant les devantures pleines des kdos qu’ils n’ont pas eus à Noël. Et je suis allée revoir ce fameux Musée.
Ce Musée est en rénovation depuis des années et va l’être encore pendant un temps très long. C’est qu’il s’agit là d’une rénovation majeure avec enjeux, pas d’un simple petit époussetage. On peut déjà imaginer ce que sera la dépense cérébrale occasionnée par son inauguration.
Le nouveau conservateur qui va mener à bien cette grande entreprise est un certain M. Loriot, aidé par un certain Berlingot, cocker de formation. Je connais un peu ce M. Loriot parce qu’il est venu dîner à la maison (sans Berlingot, heureusement). Grâce à lui, j’ai appris plein de choses sur notre sympathique fourbi. M. Loriot a dans la tête une multitude de fiches qu’il vous récite très volontiers sans jamais se tromper.
Je me rappelle toujours avec plaisir que nous autres sommes conservateurs avant tout (plutôt que professeurs, n’en déplaise à mon humaine). J’ai donc en principe avec ce M. Loriot une affinité naturelle (pas aussi forte toutefois qu’avec un célèbre ancien conservateur, auteur, lui, de tout un merveilleux livre sur les œuvres d’art que nous avons inspirées).
Oui, nous sommes conservateurs par nature, ainsi sommes-nous dispensés de passer les concours. Conservateurs, c’est-à-dire que nous n’aimons guère le changement. J’ai même une fois fait une grève de la soif parce que l’on avait remplacé la soucoupe de ma tasse, en faïence d’Aprey, par une espèce d’écuelle genre Ikea. Je crois bien qu’alors le mot « snob » a été prononcé. Mais je proteste : ce n’était en rien du snobisme, c’était une révolte contre le changement.
- Mais, ma chère Krazy, si rien ne change, les choses ne vont-elles pas glisser sur leur pente négative, leur pente de destruction ? m’a demandé mon humaine. Tu n’as jamais entendu parler de l’entropie ?
Alors là, elle touche un point sensible de ma physique et de ma philosophie personnelles, d’après lesquelles l’énergie inutilisée et inutilisable est au contraire ce qui empêche le monde de tomber en poussière, parce que la sieste bien comprise est le moteur de toutes choses. Or elle se figure qu’avec son ordinateur et son aspirateur, elle résiste aux structures dissipatives. Quelle erreur ! Je ne prends même pas la peine de répondre à ça. Car je sens que nous en viendrions à une funeste incompréhension réciproque, et que je finirais par lui sortir mon argument ultime contre le concept même de progrès. Cet argument est relatif à notre vie dans l’Egypte pharaonique (ma famille maternelle peut faire remonter son arbre de ligne jusqu’à l’époque des Ptolémées seulement), qui valait un peu mieux que celle de M. Moubarak, il me semble.
Le bien-fondé de ces idées trouve sa justification dans le spectacle qu’offre actuellement le Musée, je suis au regret de le dire. On m’objectera certainement qu’il ne se présente actuellement que dans un état transitoire, que sa rénovation va le conduire au stade de la perfection. Qu’il était vieillot, d’un romantisme désuet, peu scientifique et que cela finissait par devenir dangereux pour les objets eux-mêmes. C’est absolument vrai.
Mais j’entends du bruit. DES GENS ! J’arrête pour aujourd’hui.

Le 1er janvier 2008
Bilan, perspectives et résolutions ! Inventaires, renaissances et desseins en tout genre ! J’en ai déjà les oreilles fatiguées. Je n’en dirai pas un mot.
Oh, les mots ! A les faire un peu rouler sur mes parquets (toujours en pente, mais douce), je vous les pèle proprement, moi ! Ainsi de « réforme », qui fait courir sur mon échine des voltages excessifs ! Je prétends que lorsque l’on a la volonté de réformer une chose (et l’on pourrait peut-être commencer par se réformer soi-même), c’est parce qu’elle ne marche plus, qu’elle est pleine d’abus insupportables et produit des effets nuisibles. Réformer, c’est donc mettre fin à des maux, avec résolution.
L’on apprendra de ma plume indiscrète que mon humaine a rangé son « bureau » ; ma méditation sur la « réforme » provient directement du temps que j’ai passé à la surveiller au chaud sous la lampe, plongée que j’étais par ailleurs dans le vieux livre de Léon Halkin sur Erasme, l’humaniste au nez et à l’esprit effilés. Je ne sais pas grand chose des maux dont était affligée l’Eglise au début du XVIe siècle, nos annales ne nous ayant pas laissé beaucoup d’informations sur notre vie au milieu de l’incurie de la Curie à l’époque de ces Jules II et Léon X. Si maux il y a, il faut bien entendu y porter le fer salutaire, non pas se contenter d’empiler des rectifications sur des calamités. Le mot « réforme » n’a pas plus de valeur de nos jours qu’une campagne de soldes dans une unité de vente de distributeurs de croquettes made in China. Se souvient-on de l’expression « bête de réforme » ? Les bovins, oui, savent bien ce que cela veut dire : hélas, cela veut dire que se profile à l’horizon le camion frigorifique. Quant au mot « reformatio », qui signifie une véritable métamorphose, il a été entièrement oublié. Et voilà pour l’Université, que l’on met régulièrement à la réforme bien qu’elle ne soit quand même pas un animal de boucherie. A bas la réforme, vive la «reformatio » !
Mais ce n’est pas du tout ce dont je voulais parler. J’en étais l’autre jour au Musée et à ses problèmes lorsque j’ai été interrompue par des fâcheux. Or justement, cette nuit, pendant que les fêtards fêtaient, que les pétards pétaient et que les étants étaient, avec Alphonse mon très cher ami nous étions tous les deux dans la buanderie, assis sur des chiffons à poussière et faisant des projets muséaux. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, si nous nous trouvions en ce lieu ancillaire, ce n’est pas du tout parce que nous nous y étions réfugiés. Nous y étions par choix. En effet, il y a là certain observatoire incomparable sur l’ensemble de la maison, y compris sur les occultes boyaux et détroits par lesquels s’introduisent de temps à autre les muridés. Or Alphonse a eu l’idée – il a toujours cent idées à la minute, mon ami – de faire de cet endroit un atelier d’artiste et une galerie, une sorte de « frac », m’a-t-il déclaré (je l’imagine déjà aux vernissages avec un nœud papillon autour de son cou musclé par la gymnastique sur les gouttières et antennes paraboliques). Il a trouvé le nom : ce sera LA BUANDERIE, tout simplement. Il y a dans d’autres villes « la Laiterie », « le Silo », « la Déchetterie », « le Dépôt », « la Filature », « le Casse-Auto », « la Manufacture » et des lieux célèbres de ce genre voués à l’Art et au Beau, m’a-t-il expliqué. Il est temps qu’il y ait ici cette BUANDERIE.
Alphonse, mon très grand ami, voudrait que je sois à l’accueil et que je m’occupe en outre du site et du blog, « de la com » comme il a dit. D’emblée, je me sentis flattée, à cause de la petite fierté que je retire de mes compétences en informatique. Toutefois, il me parut que ce serait fort astreignant, et surtout, que les appâts du genre féminin, dont la Providence m’a assez bien pourvue, je le dis sans la moindre vanité, n’ont pas à servir de faire-valoir à une telle entreprise.
- Je verrais mieux un CDI pour un étudiant qui en a plus besoin que moi, lui dis-je.
- Bon, d’accord, tu as raison, répondit-il, car il a a quand même du jugement et n’est pas têtu, ce qui est un grand signe d’intelligence. Nous demanderons à ton humaine.
J’étais bien contente. Une fois de plus, nous étions d’accord. Nous passions donc d’une année à l’autre en faisant de concert des plans aussi utiles qu’agréables, ce qui nous met sous d’heureux auspices.
- Nous commencerons par un partenariat entre LA BUANDERIE et le Musée, a continué Alphonse. Il faut en parler à Messieurs Loriot et Berlingot.
- Si tu me promets de ne pas voler dans les plumes du Loriot, ni de sauter toutes griffes dehors à la truffe du Berlingot, je veux bien demander à mon humaine qu’elle les invite. Mais ça fait déjà deux requêtes à formuler. C’est beaucoup. En plus, elle est très occupée en ce moment. Elle écrit des souvenirs.
- Elle est donc si vieille que ça ? s’enquit Alphonse, mon bon ami, avec une certaine irrévérence.
- Je crois que ça n’a rien à voir avec l’âge.
- Mais est-ce qu’on peut compter sur elle, oui ou non ?
- Disons que oui. Mais raconte-moi ce que tu veux faire à l’occasion de ce partenariat. Il faut que je prépare le terrain.
Le terrain au sens propre, nous avons commencé à le préparer, en faisant prévaloir l’idée sur la réalisation, a insisté Alphonse. La chaudière servira de cimaise pour les grands formats. La question de la lumière sera reposée. Le « meuble des matériaux » fera l’objet d’un nouveau questionnement. Le coin entre la machine à laver et l’évier sera dévolu à la vidéo. Le panier à linge est un en-soi sur lequel Alphonse a pris des notes dont il pense qu’elles deviendront une référence essentielle. Un ventilateur défaillant deviendra l’emblème de l’objet défaillant quand il défaille, tandis qu’une chaise revisitera l’icône de Marie-Madeleine.
- Mais le partenariat ? ai-je insisté à mon tour.
- Je veux faire une performance avec « la Femme à la puce » du dénommé La Tour.
- D’abord, ne dis pas « la Femme à la puce », mais « la Servante à la puce ». Mon humaine a démontré que c’était une servante, et elle est très chatouilleuse là-dessus.
- Chatouilleuse ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
(Il m’ennuie. Rien à répondre à cela.)
- Je n’ai pas encore tout mis au point. Mais il y aura un écran plat sur lequel on verra cette femme en chemise s’animer, se lever. Un muridé de l’espèce domestique apparaîtra soudain, et la femme ou servante épouvantée grimpera sur la chaise en serrant autour de ses genoux sa chemise de gros chanvre, en faisant tomber la chandelle. Le noir sera le noir. La proposition artistique du La Tour débouchera enfin sur sa base théorique ultime.
(Débouchera quoi ? Je suis accablée.)


Le 5 janvier
A nouveau Alphonse, mon très grand ami, a pris le TTV (train très véloce) ! Et à nouveau dans le bagage d’un élu ! Cette fois, il s’agissait d’un sénateur chargé de la Culture ! La technique d’Alphonse est désormais parfaitement au point : il se pointe à la librairie ferroviaire « Respite », guette l’élu et pendant que celui-ci effeuille les tabloïds à la recherche des colonnes qui le célèbrent, il fait prestement glisser la fermeture à glissière et s’engouffre dans l’espace laissé libre entre la brosse à dents et la brosse à reluire. Il n’a plus qu’à se laisser rouler dans Paris sur les roulettes du petit véhicule. A l’arrivée, il a juste les oreilles cassées par le roulement et les reins un peu meurtris.
Le sénateur a pris possession d’un agréable pied-à-terre rue de Vaugirard et s’est rendu aussi sec à un rendez-vous tandis qu’Alphonse, se désincarcérant à force de griffes, se trouvait sur une épaisse moquette pâle, nez à nez avec une créature de notre genre nommée Jane-Odette, une très bavarde bobtail japonaise.
- Ne reste pas planté là, lui a-t-elle dit aussitôt, viens donc avec moi voir l’expo Archie Boldo. Après, on ira chez Ladurée, ils ont de nouveaux Whiskas.
- Tu es sûr, très estimé Alphonse, l’ai-je interrompu, que ce n’est pas « Arcimboldo » Giuseppe (1526-1593) ? Mon humaine a vu cette exposition, et pendant qu’elle y était, j’ai lu derechef plusieurs livres sur ce peintre si original et sur la cour de l’empereur Rodolphe II, toutes choses d’ailleurs fort bien connues du public cultivé depuis les travaux de cet Américain, le professeur Thomas DaCosta Kaufmann.
Je sentais la jalousie me pointiller quelque peu et commençais à me revancher en étalant mes connaissances, expédient nul en pareil cas, comme chacun sait ou plutôt ne sait pas, puisque les sentiments nous font toujours retomber dans les mêmes ornières.
- Certes, a répondu Alphonse, mais je ne crois pas que nous parlons de la même chose. Jane-Odette m’a emmené dans une galerie de la rive gauche où un plasticien roumain, Archibald Grigurescu, bénéficie du mécénat de la branche infision pour le foie de l’Oréal pour faire des installations avec des primeurs d’après le portrait de Rodolphe en Vertumne. C’était une présentation privée, et…
Je ne le laissai pas continuer, j’étais submergée par l’émotion. Je n’y comprenais rien ! Je le sentais s’éloigner de plus en plus de moi et de notre petit monde familier. Qu’était-ce qu’une « infision » ? qu’une « installation » ? Fallait-il absolument en passer par ce jargon pour mener à bien son projet de la BUANDERIE ?
- Laisse-moi poursuivre, a repris mon ami Alphonse. (Oui, vraiment un très bon ami.)
- Mais, mais…
- Ecoute-moi, te dis-je. Tu ne devineras jamais qui j’ai vu dans cette galerie. Le sénateur ! Alors Jane-Odette m’a présenté, elle a dit que j’étais son « pote », que j’avais un vécu super, des tas d’idées, qu’« en fête » je pourrais développer le concept d’Archie Boldo en région, si seulement on me donnait un petit coup de pouce. Mais le sénateur, il n’avait pas l’air « en fête » du tout, il n’était pas emballé, il était soucieux…
- Il avait d’autres xxx à fouetter, sans doute. Mais pourquoi dis-tu toujours « en fête », « en fête » ?
- Je ne sais pas, tout le monde le dit.
- Raison de plus pour ne pas le dire. Et alors, comment es-tu rentré ?
Alphonse était un peu penaud. Je pense d’après l’odeur « sui generis » de son pelage rêche qu’il a été bien content de trouver un camion qui allait de Rungis à notre « région ».
- Et ton humaine, qu’est-ce qu’elle en a dit, de la véritable exposition Archi…blondo… ?
- Arcimboldo Giuseppe (1526-1593) ! Elle a été très contente de revoir les tableaux qu’elle connaissait, mais ils n’étaient pas toujours bien éclairés. Il y en avait qu’elle n’avait jamais vus, par exemple un qui n’avait jamais été exposé, une très belle allégorie synthétique des Saisons, que le peintre avait voulu offrir à son ami le poète Comanini. Les objets du cabinet impérial de l’art et des merveilles sont d’ordinaires visibles à Vienne, mais ils étaient très bien choisis, et c’est toujours un tel plaisir que ce mélange de la peinture avec d’autres objets de délectation et d’étonnement ! Et puis les projets pour les fêtes, les dessins sur l’élevage des vers à soie, que l’on n’avait jamais vus qu’en reproduction !
- Il n’y avait pas trop de monde ? a demandé Alphonse presque timidement. J’ai vu la file s’étirer tout autour du grand jardin qui est près de ce palais du Lustembourg.
- Du Luxembourg, qu’on dit ! Bien sûr qu’il y a la foule dans ces expositions. Je crois savoir qu’il y a beaucoup d’enfants. Les parents prétendent montrer en détail à des putti de deux ans tout au plus les effigies de toutes ces archiduchesses. Au bout d’un quart d’heure, ils sont tous excédés et les têtes composées les font soupirer après une expo de cucurbitacées en plein air.
- Alors ils n’avaient qu’à aller voir l’enfer de la TGB, a cru bon de répliquer mon pauvre cher Alphonse.
Et moi :
- Cette Jane-Odette, à la longue, tu aurais compris qu’elle n’était pas ton genre…

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