mardi 25 décembre 2007

Un article sur MOI !


3000 emblèmes d’amour


J'ai trouvé sur le "bureau" de mon humaine ces pages sur MOI !

Krazy Kat par George Herriman (1913-1944)



En 1913, Krazy Kat commença dans les journaux du magnat américain de la presse William Randolph Hearst une carrière qui allait durer trente et un ans. Elle traversa sans dommage les grandes crises de la première moitié du XXe siècle, la première Guerre mondiale et la Grande Dépression, avec les deux pans de sa petite cravate (rouge) flottant immuablement à son cou. Enfin, elle fit sa toute dernière apparition dans la page dominicale du 25 juin 1944, deux mois exactement après la mort de son créateur, George Herriman, et quelques semaines après le débarquement des troupes alliées sur le sol de Normandie. Dans cette ultime page, Officer Pupp, l’agent de la force publique qui aime Krazy Kat sans espoir, la sauve malgré elle de la noyade : en l’apercevant, elle se laisse couler, et la dernière case la montre inerte dans les bras de son sauveteur, tandis qu’Ignatz Mouse laisse voir sa stupéfaction. Car une psychologie compliquée, source intarissable d’humour et d’angoisse, est à l’œuvre dans les sept cases qui racontent cette histoire très simple. Et dans le bandeau horizontal en bas de la page, qui entretient avec celle-ci des liens ténus et aléatoires, livrés à la fantaisie du lecteur, Krazy Kat, l’air déterminé face au péril, fait la planche à la surface d’une étendue d’eau illimitée et tient solidement une pancarte dont on ne voit pas la partie supérieure. Le motto qui y est peut-être inscrit est définitivement caché par le cadre. Est-ce un appel au secours ? une déclaration d’amour ? un constat absurde et profond ? Le chat le plus métaphysicien du XXe siècle occidental a fait ses adieux à son époque sous la figure d’un naufragé. Plus d’un demi-siècle plus tard, le dessinateur Art Spiegelmann, le créateur de la célèbre bande dessinée Maus, confiait qu’après les attentats terroristes du 11 septembre 2001, il était incapable de lire autre chose que les vieilles pages de Krazy Kat. Cette dernière case de la dernière page de Krazy Kat n’indique-t-elle pas que l’emblème a terminé sa carrière au lendemain de la seconde Guerre mondiale, et que ses vestiges, son souvenir, ou encore ses dernières virtualités, dérivent à la surface d’un océan dont on n’aperçoit pas les limites ?






Pourquoi dès lors chercher des parentés de structure, de contenu ou d’esprit entre cette bande dessinée-là et la culture emblématique ? La manière même dont Krazy Kat a pris congé suffirait à nous l’interdire, avec son inscription hypothétique que le dessinateur a brusquement coupée. Essayons toutefois.

Krazy Kat n’est rien sans l’intrigue qui s’y trouve répétée page après page, strip après strip, comme une obsession unique, inexorable. Krazy Kat, qui est célibataire, aime Ignatz Mouse. Ignatz Mouse méprise Krazy Kat et son plus grand plaisir est de lui jeter des briques à la tête. Krazy Kat prend ces briques pour des marques d’amour, et ne comprend donc pas les efforts de l’officier de police Pupp pour contrecarrer au nom de la loi les entreprises d’Ignatz, qui est le plus souvent arrêté et emprisonné. Comme Pupp voue à Krazy un sentiment romantique, il n’est pas rare que Krazy Kat et Ignatz, quoique inspirés par des motifs différents, se liguent pour mettre Officer Pupp hors jeu. Le chien aime le chat qui aime la souris qui n’aime personne. La brique est le symbole de ce malentendu tragique.













Krazy Kat est un personnage d’âge mûr, mais qui a gardé de l’enfance des traits d’innocence radicale. Est-ce un chat ou une chatte ? Ce point n’est pas clair, bien que l’identité sexuelle du personnage penche souvent vers le féminin (qui a notre préférence ci-après), soit dans l’expression grammaticale, soit parce que Krazy se livre parfois à des occupations traditionnellement féminines, par exemple la confection de pâtisseries ou la fréquentation d’un institut de beauté. Mais c’est bien en vain que l’on disputerait à propos du sexe de Krazy, qui possède l’androgynie mystérieuse des êtres métaphysiques. Dans son babil sentimental à propos d’Ignatz, vaurien qui ne pense qu’à lui nuire, qui est marié et père de trois enfants, Krazy transfère sur lui cette androgynie idéale en l’appelant ‘little angel’. Krazy et Ignatz forment le couple essentiel de l’intrigue, qui est aussi sommaire, immuable et monotone que l’amour, l’incompréhension, l’illusion. La trajectoire de la brique s’accompagne invariablement d’un ‘zip !’ et le choc d’un ‘pow !’, et Krazy la reçoit avec des manifestations de bonheur extatique. Le lancer de la brique n’est pas un dénouement : parfois la page commence par là, ce qui revient à ruiner le procédé narratif de la happy end et même toute notion de temporalité narrative. Le gag à première vue trivial de la souris qui balance un projectile sur un chat, est devenu dans Krazy Kat le principe par lequel les deux personnages transcendent la fonction comique et réalisent quelque chose qui n’est en rien une situation nouvelle : c’est plutôt un nouvel équilibre atteint rituellement grâce au lancer de la brique sur ‘le noble nez de Krazy’, c’est la détente qui suit l’acte amoureux ou le jeu ; comme dans ceux-ci, il n’y a aucune action, mais la tension et son apaisement. Pupp intervient là-dedans comme un perturbateur non nécessaire à l’intrigue, impuissant à lui donner de nouvelles normes, utile seulement à la réalisation de certains effets risibles. Pratiquement, la plupart de ses manœuvres destinées à s’opposer au jet de briques sont si maladroites qu’elles favorisent les astuces illimitées d’Ignatz. Le personnage du balourd, indispensable au déroulement dramatique, n’est pas contraire à l’essence de la tragédie ; en cela, Krazy Kat n’est pas loin de Cervantès, de Shakespeare et de Dickens, patronage au reste revendiqué par son auteur. Aucune page ou strip n’apporte quoi que ce soit de nouveau, mais pourtant chaque fois l’effet de surprise est total, intacte l’émotion devant l’innocence effrayante de la douce Krazy aveuglée par l’amour.

Les variations quotidiennes de Krazy Kat sur un thème unique utilisent tous les sujets possibles, la magie de la science et de la technique modernes, l’univers domestique, la vie sociale d’une petite ville, les forces de la nature, les lois de la physique, etc. Tout un monde s’agite autour des protagonistes principaux, une petite communauté d’animaux humanisés qui ont gardé les stéréotypes innés de leur espèce ou acquis des particularités empruntées aux différentes couches sociales et groupes ethniques de l’Ouest américain. Il y a la cigogne Joe Stork, ‘purveyor of progeny to prince and proletariat’, le canard chinois Mock Duck, ‘Launderer Deluxe and Sage of the Orient’, le chien Kolin Kelly ‘Dealer in Bricks’, l’abeille vagabonde Mr. Bum Bill Bee, le couple franco-allemand mal assorti et désuni des caniches ‘Mr. Kiskidee Kuku et Mrs. Katrina Kuku, née Schnauzer’, et bien d’autres caractères croqués par Herriman en moraliste très fin. Tout ce monde habite Coconino County, dans le désert de l’Arizona, qui avec ses vastes étendues et ses curiosités géologiques offertes à l’œil dans le lent travelling des cases horizontales, est lui aussi un protagoniste Krazy Kat.

De 1913 à 1944 se sont succédé environ 3000 grandes pages dominicales et strips quotidiens de Krazy Kat, autant de variations sur le thème unique du lancer de brique par Ignatz sur Krazy. Dans les grandes pages hebdomadaires rectangulaires comme dans les bandes de quatre ou cinq cases, ou moins, il n’y a pas d’autre sujet que l’obsession amoureuse de Krazy, et tous les événements qui se produisent entre la première et la dernière case, pour excitants qu’ils soient, ne tendent jamais qu’à la réalisation de son désir : Krazy Kat donne sous une forme ramassée, abstraite et détournée, un condensé de la vision plénière, totalisante de la psychologie amoureuse dans l’Occident médiéval et moderne, que le cynique et pragmatique Ignatz s’obstine à détruire, en vain puisque sa méchanceté persévérante est invariablement interprétée comme de la tendresse, ce qui revient à affirmer la précellence de l’interprétation des signes sur les signes eux-mêmes.

Ni la périodicité, ni les contraintes (dimensions, nombre et disposition des cases) imposées à certains moments par les éditeurs n’ont jamais affecté les qualités de cette bande dessinée qu’en 1924, un critique, Gilbert Seldes, estimait être ‘l’œuvre d’art la plus amusante, riche de fantaisie et satisfaisante produite par l’Amérique’ d’alors. Son auteur, George Joseph Herriman, était né en 1880 à la Nouvelle-Orléans ; très tôt, il suivit sa famille en Californie et à moins de vingt ans, tout en étant apprenti boulanger, il donnait des cartoons à des journaux. Ses inventions se succédèrent (Professor Otto and His Auto, Major Ozone’s Fresh Air Crusade, Bud Smith, Baron Mooch, Alexander the Cat, The Dingbat Family) dans les journaux de Pulitzer puis de Hearst à partir de 1904. Dès 1910, les démêlés d’un chat et d’une souris occupent la bande horizontale vacante en bas des pages de The Dingbat Family. Le 28 octobre 1913, Krazy Kat devient pour la première fois une bande indépendante signée. Le 23 avril 1916 paraît la première pleine page de Krazy Kat. En 1935, les pages du dimanche commencent à être en couleurs. Leur maquette avait subi quelques restrictions imposées par King Features entre août 1925 et septembre 1929. Jusqu’alors entièrement libre et soustraite à toute espèce de bordure autre que celle de la page, la composition devait désormais se conformer à la structure ci-dessous : trois cases carrées horizontales en haut, deux au milieu, trois en bas.













Cela ménageait entre les deux cases médianes un espace vide que Herriman mit immédiatement à profit en y dessinant d’abord des éléments de paysage. L’année suivante, il ne se contentait plus de meubler ce blanc dépourvu de limites, indifféremment ‘forme’ ou ‘fond’; il en faisait le centre secret et vital de la page, au moyen de certains motifs de fantaisie d’abord saugrenus et insignifiants sans rapport avec l’intrigue (un réveil-matin sonnant en haut d’un arbre, un oiseau suspendu à une branche dans une chaussette de laine), puis de plus en plus étroitement connivents avec celle-ci (Officer Pupp flottant satisfait sur un lac, un portrait encadré de Krazy sur lequel arrive une brique, Ignatz en parachute s’apprêtant à jeter sa brique sur Krazy abritée sous un parasol en haut d’un promontoire). Ce sont là des gags poétiques sans fin, qui tiennent du caprice ornemental avec leur goût pour les filins, les hamacs, les balançoires les plus ténues, les jeux funambulesques, les légers trompe-l’œil, les délicates farces (‘interludes’ explicites parfois) et idylles cosmiques (Krazy chevauchant la Terre et Ignatz la Lune, ou ensemble dans la nacelle cordiforme d’une montgolfière).














L’invention de Herriman ne fut nullement diminuée par cette contrainte : les caractères du trio furent alors de mieux en mieux définis dans la page, tandis que le centre jouait le rôle, tantôt d’une histoire supplémentaire, tantôt d’une subtile abréviation de la substance conceptuelle de la page. Le 29 juillet 1929, la Sunday page raconte comment Ignatz ‘emprunte’ une puce à ‘Don Kiyoti’ (le coyote qui assume à Coconino certains des traits de Don Quichotte) et la projette à travers le trou de la serrure sur Pupp qui s’adonne à une ‘’sieste somnifère’ sur sa ‘couche réglementaire’, de sorte qu’il est obligé de plonger dans une rivière pour calmer ses démangeaisons et qu’Ignatz peut impunément lancer une brique à la tête de Krazy. Dans l’image au centre, Ignatz et Pupp, séparés par un long mur qui les cache l’un à l’autre, courent parallèlement derrière Krazy ; cette image centrale exprime une nouvelle idée qui n’est que latente dans le contenu de la page, la solitude des trois personnages, chacun poursuivant inlassablement son obnubilation.













Ainsi, à propos d’un thème uniforme, répété chaque jour et chaque semaine, il y a encore place pour une réflexion qui dépasse la situation comique et invite le lecteur à une réflexion sur sa portée, généralement empreinte elle aussi d’un humour tendrement mélancolique. La logique burlesque et la poésie de l’invraisemblable qui caractérisent les meilleures bandes dessinées américaines de cette époque sont haussées en douceur jusqu’à la philosophie. Dans cet exemple précis, le gag de la puce propulsée par le trou de la serrure grâce à l’ingéniosité sans fin d’Ignatz a une ‘suite et fin’ d’ordre philosophique, relative à la solitude de la passion. Le rire n’est pas le ‘dernier mot’ de la page ; il ne trouve son accomplissement que dans la compagnie légère d’une pensée. Cette pensée n’a rien d’un message ; elle ne déclare rien, ne comporte aucun jugement ; il arrive qu’elle soit dans une relation que l’on devine intense avec des faits ou des problèmes de l’actualité (la guerre, la législation sur la prohibition de l’alcool, les droits des Indiens, l’immigration) mais elle les effleure avec le détachement qui caractérise la sagesse ; elle se dérobe à toute interprétation sérieuse ; s’il arrive qu’une fable, une parabole, une allégorie se glisse dans Krazy Kat, on peut être assuré qu’elle parle peut-être de ceci, peut-être de cela, peut-être de rien du tout, qui sait ? (woonoze ?)’. Telle est la conclusion de la page du 26 juillet 1926, lorsque Ignatz raconte à ses enfants la fable le Singe et le Chat, après que Krazy se soit brûlé les pattes en sortant une brique du four, comme le chat qui tira les marrons du feu.














Pourtant, Krazy Kat déborde de mythes. On y apprend pourquoi les chats ont peur de l’eau, l’origine des serpents à sonnettes, ou l’histoire, qui remonte à l’Égypte pharaonique, des amours impossibles du chat et de la souris et de la brique d’amour, dont le modèle originel était couvert de hiéroglyphes !









De même que l’emblème tient de tout un bagage de traditions iconographiques, encyclopédiques et moralisantes, Krazy Kat est construite au moyen de fragments de savoirs et de récits de tous ordres et de leur collision incessante. Il serait non moins intéressant d’étudier la vision du monde qui sous-tend cette œuvre, vision assurément chrétienne dans laquelle la Loi et la conscience, la rétribution des mérites, l’expiation et la punition des péchés tiennent une place centrale.














Anges ailés et diablotins cornus peuplent les bulles qui matérialisent la pensée ou les songes des personnages, mais la vie intérieure de ceux-ci est profonde et complexe. Coconino County ne figure nullement un univers manichéen ; la réflexion sur le mal y est portée à un niveau élevé. Certes, Krazy est bonne, généreuse, pacifique, alors qu’Ignatz est fourbe et sans pitié ; mais comment se passeraient-ils l’un de l’autre, et même de Pupp leur persécuteur, incarnation de la loi sociale et du surmoi ? N’y a-t-il pas entre eux des moments d’étrange idylle ? Ne s’entendent-ils pas sur quelque chose qui échappe à l’interprète superficiel de leur antagonisme ? Le 23 janvier 1939 : ‘- Offissa Pupp dit qu’il ne faut pas. Offissa Pupp dit que c’est un péché. – Qu’il ne faut pas ? – Non, non. – Alors je ne le ferai pas. (Ignatz se débarrasse de la brique en la jetant par-dessus le mur. Elle atteint Pupp qui est embusqué de l’autre côté.) – Ah ! maintenant tu es gentil-gentil. (Krazy reçoit la brique renvoyée par Pupp). – Et toi tu n’es pas si méchant-méchant.’













À partir de 1939, réapparaît le schéma de composition de la pleine page avec un ‘supplément gratuit’, cette fois une case horizontalement étirée tout en bas. Herriman donne à nouveau à cet espace surnuméraire les mêmes propriétés subtilement réflexives qu’à l’image centrale des pages de la fin des années 1920. Ici encore, l’image excédentaire, apparemment indépendante, est capable de ramener le lecteur, au-delà du plaisir immédiat de l’intrigue et de son déroulement discursif, vers une idée. Cette ‘idée’ est tout le contraire d’une sentence univoque. La case superflue conserve – puisque sa nature est toute iconique – quelque chose de la ‘polysémie native de l’image’ (D. Russell) mais elle semble encore résonner du dialogue (ce sont de toutes petites voix) qui fait progresser la bande dessinée vers sa conclusion. La forme dialoguée qui est propre à la bande dessinée – trait qui la différencie de la plupart des images – est suspendue dans cette case muette. Le prodige est qu’elle parvient à tenir le rôle de l’inscriptio dans le dispositif emblématique, celui d’une ponctuation conceptuelle indispensable, et finalement coextensive à l’amusement.









Krazy Kat rencontra un grand succès auprès de la critique et d’une intelligentsia complice de l’auteur (Willem de Kooning, Pablo Picasso, Jack Kerouac, Ernest Hemingway, plus près de nous Umberto Eco et Art Spiegelmann). On ne se lasserait pas de commenter ses qualités plastiques. Herriman est vraiment un grand maître du dessin à la plume et de l’improvisation, et Krazy Kat un chef-d’œuvre des arts graphiques du siècle écoulé. Dans l’évolution de Herriman, la technique s’apparente de plus en plus à celles de la gravure, et même à la fin de sa vie à la xylographie. Chaque case, et plus encore l’ensemble de la page, surtout quand le dessinateur ne subissait aucune contrainte éditoriale, est en soi une composition magistralement équilibrée, dynamique, merveilleusement expressive, d’une économie de moyens insurpassable. Le mouvement et la psychologie atteignent une forme de perfection avec les motifs inusables d’Ignatz lançant sa brique, Krazy la recevant, Pupp se saisissant d’Ignatz pour le conduire en geôle.










Le rapport du noir au blanc est dans Krazy Kat toujours infailliblement évalué, et la poésie de beaucoup de pages tient à la magie particulière du ténébrisme. Le clair-obscur, le noir, la lumière font d’ailleurs partie des préoccupations favorites de Krazy, et procurent à sa naïve interrogation sur le monde un miroir métaphorique aux prestiges toujours renouvelés. Découvrant l’éclairage électrique, Krazy s’émerveille de pouvoir au moyen d’un interrupteur indifféremment ‘allumer’ ou ‘éteindre le noir’. Le 7 décembre 1919, la pleine page est un chef-d’œuvre de haute poésie nocturne. Dans la nuit, des paquebots sillonnent l’océan, ‘élément interdit aux chats’, ‘and so kuriosity is born in the palpitating bosom of Krazy Kat’, qui s’enquiert de leur cargaison auprès de son cousin Krazy Katfish. Celui-ci lui révèle que ces navires transportent des chouettes, ‘children of the night, travelers from dark to dark, escaping the sheen, and shine of an ungracious sun’. Après avoir médité sur ces immigrants fuyant désespérément l’est, Krazy s’endort sous un arbre ; Ignatz s’apprête à lui lancer une brique : ‘Le voilà qui dort en plein jour après avoir passé la nuit en vins vagabondages, mais je m’en vais le réveiller !’ Le narrateur, prenant le parti de la libido sciendi de Krazy, commente l’injuste témoignage des apparences : ‘Et dire qu’il y a des gens qui croient que les chats vadrouillent et mamaoutent (‘prowl, and howl’) parmi les vestibules de la nuit, avec leurs desseins iniques, transpirant le péché !’
















On voit aussi par ces exemples combien Krazy Kat recourt à d’authentiques expériences sur le langage. La logique naïve de Krazy est la logique même de la métaphore, qui se heurte au cynisme sarcastique d’Ignatz, représentant d’un monde où la métaphore n’a pas cours. Mais Krazy, comme un auteur de concetti, est capable de conduire la métaphore jusqu’aux délices du nonsense. L’auteur peut parfois le décliner pendant plusieurs jours ou semaines de suite ; les histoires du chat-tigre, courtier en ‘herbe à chats’ et de son fils le chaton fugueur (‘tu n’es pas perdu puisque tu as été trouvé’), de la ‘souris de la porte’ (la porte est plantée en plein désert), des doubles aquatiques et aériens de Krazy (Krazy Katbird et Krazy Katfish), du ‘dodo dolent’ et bien d’autres forment ainsi de petites ‘séries’ candides propices à une invention logique et linguistique délicate dont les effets, la ‘beauté non terrestre’ (Gilbert Seldes) rappellent ceux de l’emblème. Ces expérimentations envahissent tous les aspects de la création, souvent soumise à une autoréflexivité pleine d’humour.











La représentation, les relations entre l’image et le réel, le processus symbolique sont sans cesse pris comme objets d’amusement ; ainsi, dans une ivresse sémantique et ludique particulière, les titres deviennent soudain des ornements bizarres tandis que surgissent les chronogrammes, les acrostiches, les ‘hiéroglyphes’ empruntés à l’art décoratif égyptien, copte ou mexicain ; l’encre et l’encrier du dessinateur sont des choses réelles qui font irruption dans la fiction pour la mettre à distance ou la malmener. Le 13 septembre 1940, Krazy demande à Ignatz : ‘Mais pourquoi cette brique est-elle si noire, mon petit cœur ? – Bien sûr qu’elle est noire, et je vais la jeter à la case 3. – Et pourquoi pas dans celle-ci ? – Parce que dans la troisième, le ciel sera tout noir.’ Dans la case 4, la brique a été lancée puisque Krazy est au septième ciel, et Ignatz, assumant pleinement son statut de figure imaginaire, déclare : ‘Merci pour l’encre en plus, patron !’ Voici encore le strip de quatre cases du 5 septembre 1938 : ‘-Vraiment, je suis un artiste (Ignatz commence à dessiner une brique). Avec mon petit crayon, j’ai dessiné une brique, non ? (Il l’a terminée.) – (Pupp arrive) - Ne te l’ai-je pas dit un million de fois, souris : pas de briques ! – Mais, flic, c’est seulement le dessin d’une brique, je ne peux pas la lancer. Oui ou non, le puis-je ? – Tu peux la gommer. – Ouiiii.’ Dans le strip du 6 septembre, Pupp déclare : ‘Moi aussi, je suis un artiste, souris ! Viens voir mon art’(Il attrape Ignatz par les oreilles ; devant la prison et Ignatz dedans, il déclare : ‘Avec mon petit crayon, j’ai dessiné ça.’) Le 7 septembre, Pupp s’interroge devant le ‘dessin’ d’une brique, qui s’avère être réelle : ‘Elle a l’air si réelle, je suis sûr que si je la touchais, ce serait comme une vraie.’ Le 9 septembre, Pupp prend sur le fait Ignatz qui vient de lancer une brique à Krazy: ‘- Les dessins ne bougent pas, ne passent pas à travers les airs. – Les dessins animés, si, réplique la souris.’ Et le lendemain, Ignatz lance la brique et affirme : ‘Ce n’était pas une brique réelle, flic, c’était le dessin d’une brique. – Oui, je sais , souris, tu es un grand artiste. – C’était un dessin animé très animé, tu ne trouves pas ? – Oui, le plus animé que j’aie jamais vu… Sauf mon dessin d’une prison.’ (Pupp apparaît à l’arrière d’un fourgon cellulaire). Le dessinateur commente volontiers ses propres inventions et son inspiration, il anticipe sur ce qui va suivre, ironise sur la nature et les limites de la bande dessinée, exhibant l’envers des codes de la représentation pour les démonter et s’en moquer. La peinture et le dessin sont des objets privilégiés de ces manipulations. Krazy, qui pratique la musique vocale et instrumentale, la danse, la pantomime, la peinture, la poésie, est d’ailleurs une artiste dilettante complète ; elle aime aller au spectacle, visiter des expositions et procure à son auteur l’occasion de séquences satiriques savoureuses sur le monde artistique. L’histoire de la bande dessinée est pleine de ces procédés de distanciation autoréflexive, qui atteignent chez Herriman une profondeur incomparable. Ils s’étendent aussi au langage, domaine dans lequel le génie créateur et déformateur de Herriman rappelle ou annonce souvent celui de Joyce, de Beckett et de Saba. Le patois intraduisible dans lequel s’expriment les personnages est un mélange de prose victorienne, de slang, d’espagnol, de français, d’allemand, de yiddish, de pidgin ; le narrateur s’adonne à sa prédilection pour la redondance, l’allitération et l’onomastique des Indiens Navajos, Krazy à sa prononciation caractéristique, tandis qu’Ignatz et lui seul s’exprime dans un excellent anglais. ‘- Le langage est ce grâce à quoi nous pouvons nous comprendre mutuellement, explique Ignatz à Krazy. – Peux-tu comprendre (unda-stend) un Finnois, un Leplender, un Oshkosher ? demande Krazy. – Non. – Un Finnois, un Leplender, un Oshkosher peuvent-ils te comprendre ? – Non. – Alors, je dirais que le langage est ce grâce à quoi nous pouvons nous mésentendre les uns les autres (each udda).’Contrairement à la tradition ‘nominaliste’ des bandes dessinées dans lesquelles le texte est une représentation du langage oral ou des sons, dans Krazy Kat l’importance, l’autonomie sémantique et esthétique du langage vivifient l’image et sa solidarité avec une parole qui est une poésie à part entière. Ces traits n’ont pas avec l’univers de l’emblème une affinité immédiate, mais ils rappellent sa maîtrise très avertie, parfois critique, des divers systèmes de signes, et la connexion intime de la vignette avec la poésie du texte. Il faudrait ajouter que Krazy Kat n’a jamais pu être transposée dans un autre medium ; les tentatives pour l’adapter en film d’animation ou en ballet ont été des échecs. En revanche, le petit monde de Coconino s’est glissé tout naturellement dans la tradition des dédicaces pleines d’amicale complicité, tout comme l’emblème et la devise s’offraient à titre de gages d’amitié et d’amour.

Faut-il souligner une fois de plus que rien n’est plus éloigné de Krazy Kat que l’intention moralisante ? Lorsqu’il arrive qu’une ‘sentence’ soit formulée, elle est aussitôt ridiculisée par la grandiloquence de Pupp qui abuse aussi souvent qu’il le peut de la rhétorique officielle la plus pompeuse, ou disqualifiée par l’incurable ingénuité de Krazy. ‘Riche aujourd’hui, pauvre demain’, déclare par exemple Krazy le 23 septembre 1921 : son rêve – en forme d’œuf ! - de ‘poultry business’ s’est effondré parce qu’elle a malencontreusement cassé le seul œuf qu’elle possédait.












La brique lancée par Ignatz la console aussitôt, rachète toutes ses déconvenues, comme elle accroît ses succès, comblant en toutes circonstances son cœur résigné et compatissant. Le strip le plus bref invite à aller plus loin que l’apparent message qui peut avoir été délivré, se tient au bord d’une signifiance qui paresse, qui hésite à naître. Anti-narration, Krazy Kat est aussi une anti-fable. La bande a l’invraisemblance propre aux compositions symboliques, ce que nous rappelle aussi son libre jeu avec la polysémie (la brique est le symbole de l’amour pour Krazy, de l’aversion pour Ignatz, du péché pour l’agent de police Pupp), avec ce qui ne symbolise rien, la transformation continuelle du paysage à l’arrière-plan, une montagne devenant à la case suivante un cactus en pot, puis un paquebot, puis une surface zébrée de rayures ou décorée de cercles, avant de redevenir peut-être une formation rocheuse typique de Monument Valley et de l’Enchanted Mesa. Pendant que Krazy et Ignatz devisent, un arbre se transforme en mur, la nuit en jour. Ce flux perpétuel, héraclitéen du décor dans lequel se déroule l’unique histoire possible, celle de Krazy, Ignatz et la brique, en souligne la stabilité inéluctable. L’emblème n’est jamais aussi drôle, bien sûr, ni aussi fidèle à un motif unique (seuls les enfants des emblèmes d’amour profane et sacré de Van Veen sont comparables à Krazy et Ignatz, la brique étant peut-être le désir, ou la grâce divine). Comment comparer la vitalité inépuisable, la féerie, la fraîcheur du comique de Krazy Kat aux qualités de l’emblème ? Mais faut-il chercher leur parenté dans des traits structurels, voire plus simplement dans ceux qui stimulent notre imagination et notre intellect ? Ne réside-t-elle pas plutôt dans le rapport précis, défini, entre la ligne et la page, le thème et la structure, dans la relation parfaite entre lettre et image, qui dans cette bande dessinée tout particulièrement sont dans une adéquation, une simultanéité remarquables, une coïncidence et une plénitude qui sont celles de la vie même, la plume traçant figures, mots et autres signes d’un seul geste et d’une seule encre, contrairement aux œuvres où dessinateur et scénariste coopèrent ? Ainsi le principe de l’emblème se trouve-t-il miraculeusement ressuscité dans Krazy Kat, sous des dehors apparemment puérils, grâce à des créatures enfantées par la fantaisie et le tendre humour qui est la forme la plus raffinée de la sagesse.

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