vendredi 18 janvier 2008

Le 17 janvier




Au sud défilent les tôles à roulettes ; au nord piaillent les passereaux du vieil érable; à l'ouest est mon dresssoir; à l'est est la BUANDERIE. Et aujourd'hui j'ai eu tout ça pour moi toute seule, du matin au soir, tous les livres, tous les lits, et en plus un collector de 50 ans de chanson française. Sauf que j'ai été dans une mortelle inquiétude.
En effet mon humaine étant "sur-vigilante d'examens" (il me semble que c'est une belle promotion, mais je n'en suis pas sûre), je suis devenue de mon côté, à titre temporaire, sur-vigilante de maison. D'ordinaire, je veille. Aujourd'hui, j'ai sur-veillé. J'ai appris que les deux attributs d'un bon sur-vigilant d'examen n'étaient pas un caillou (comme les grues en ont) et une lanterne (comme les grues n'en ont pas), mais un bon crayon à bille et un bon livre. Le bon crayon à bille, m'a révélé mon humaine, sert à la fin de l'examen, pour "l'émargement". Si tu n'es pas capable de mettre à la disposition des candidats un basique de cette espèce, a-t-elle continué, ce n'est même pas la peine de sur-veiller. Car c'est alors que tu les verras fourrager interminablement dans le désordre de leur équipement pour en extraire une plume, ou exhiber à la honte et confusion de leurs semblables le stylo luxueux qu'ils ont reçu en présent et récompense de leur dernière mention P (Passable). Ces circonstances ne sont propres qu'à ralentir les opérations de l'émargement et à accélérer la lutte des classes. Quant au bon livre, il n'est pas moins indispensable, a-t-elle continué, fort sentencieuse. Car si d'aventure tu sur-veilles en compagnie d'un collègue avec qui tu ne souhaites pas t'entretenir bec à bec pendant quatre heures d'affilée, il te faut une occupation ou un divertissement compatible avec la sur-vigilance. Au ton doctoral avec lequel elle m'a expliqué comment accéder au grade de sur-vigilant, je compris que c'était là, de fait, une très enviable promotion, et très convoitée. Toutefois, je ne pensais pas qu'elle avait inventé toute seule cette affaire des attributs de la sur-vigilance. Comme je la soupçonnais d'avoir tout bonnement copié (et par voie de conséquence collé) ces informations dans la fameuse Iconologia (bon, j'ai trouvé le caractère italique) de M. Ripa Cesare, elle n'a pas eu le dos tourné que j'entreprenais de vérifier. Et voilà ce qu'écrit M. Ripa Cesare, qui ne manque jamais d'ajouter des notations physiognomoniques, gestuelles et vestimentaires très précises à ses propositions :
« La Sur-vigilance se peint ordinairement sous les traits d'un homme d'âge mûr, à la complexion sèche et sévère. Il aura des besicles et une cravate de couleur neutre ; sur sa tête on verra une montre d'horloge de couleur jaune, parce que cette couleur caractérise l'humeur mélancolique qui convient à l'étude et à l'anxiété mêlées ; dans la main dextre il aura un bon stylo à bille servant à la multitude lorsqu'elle atteste sa présence par un griffouillis en marge d'un rôle, et dans la senestre un bon livre, signe qu'il cultive l'otium ou loisir studieux (ni Vogue hommes ni Rustica ne siéraient ici) ; à la ceinture il aura, bien fixée, une lampe de mineur, afin de détecter dans la pénombre la présence coupable des ingénieux artifices hydrauliques qu'outre-monts on nomme « pompes », et qui servent à élever au-dessus de leur étiage moyen les eaux de la connaissance, là où elles font le plus défaut ; à ses pieds, on peindra encore « la charte des examens » toute resplendissante au milieu d'un amoncellement de sacs où se liront les mots « converse », « ucla », « l'Aigle sportif », « Hello Kitty », certains s'ornant en outre de têtes de mort et de tibias comme on en voit à l'église romaine dell'Orazione e Morte, via Giulia, non loin du palais où j'ai l'honneur de servir le Révérendissime Cardinal Salviati. De nos jours, on représente aussi la Sur-Vigilance plus replète, avec un ordi portable et son muridé cliquant et double-cliquant ; au lieu de la cravate, on peint parfois un polo ou « petit tricot » de couleur tantôt glauque, tantôt feuille morte, pour signifier et rappeler que l'examen ne promet pas toujours aux impétrants l'éclat de la gloire. Certains font à présent la Sur-Vigilance sous les traits d'une femme, mais cela n'est pas bien composé, parce qu'il est impossible que ce sexe accède jamais aux charges et honneurs universitaires, nonobstant l'excellence de la réputation de quelques dames illustres de ce siècle, comme ont été Madame Vittoria Colonna (protectrice du divin Michel Ange), Madame Renée de France, duchesse de Ferrare (ornement de son sexe) et Madame Geneviève Bianquis (très savante ès lettres germaniques) qui a donné son nom à un amphithéâtre de l'Université de Città di Gabriele. »
Ayant lu ces lignes du Chevalier Ripa et me trouvant, comme j'ai dit, seule à la maison, je fus soudain saisie de panique. Je voyais mon humaine aux prises avec cent périls à cause de cette sur-vigilance et des responsabilités considérables qui lui sont inhérentes. Aussi, mettant un terme aux agréables modulations de M. Léo Ferré, j'alertai Alphonse, mon très cher ami, qui se trouvait justement à Città di Gabriele.
-Est-ce bien urgent ? Je suis très occupé, répondit-il. Je répare le collier de Lazare. (Lazare s'est vu conférer il y a peu l'Ordre de la Toison d'Or.) Ton humaine ne court pas un bien grand danger.
J'insistai tant et tant qu'à la fin il accepta de se poster sur le rebord extérieur d'une ouverture de l'amphithéâtre Renée de France (ornement de son sexe). De là il me fit savoir :
- Je suis en plein courant d'air et un morceau de zinc plastifié bat au vent, prêt à me décapiter.
- Et qu'est-ce que tu vois ?
- Je ne vois rien du tout, les stores sont bloqués !
- Je t'entends mal. Qu'est-ce qui est bloqué ? (Tout blocus me hérisse comme un cent de puces.)
Alphonse, mon très bon ami, réussit enfin à se couler le long d'un gros tuyau blanc servant d'architrave à cette architecture, et à avoir une vue plongeante sur l'amphithéâtre Renée de France (ornement de son sexe) et sur mon humaine.
- Elle n'a pas l'air de s'en faire, dit-il. Elle est en sûreté. Elle lit le Désastre de Pavie de Jean Giono, excellent ouvrage. Mais dans l'amphi, ça frise la méningite...

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